18 avril 2024
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Bouteflika, la torture et le 5 octobre 1988

5 octobre 1988 : 30 ans déjà

Bouteflika, la torture et le 5 octobre 1988

Octobre 88 n’a pas eu lieu si l’on en croit les explications faites par Abdelaziz Bouteflika.

En octobre 1988, devant la répression qui s’abattait sur les jeunes insurgés, avec notamment le barbare recours à la torture, et dans un climat d’incertitude politique sans précédent, d’éminentes personnalités politiques algériennes décidèrent de rendre public un texte de réprobation et de propositions qui allait devenir « la déclaration des dix-huit ».

Les inspirateurs de l’initiative, parmi lesquels se comptaient des maquisards de la première heure tels Lakhdar Bentobbal, Tahar Zbiri ou Selim Saâdi, des personnalités historiques comme Mostefa Lacheraf, Ali Haroun ou Chérif Belkacem, d’anciens ministres comme Lamine Khène, Belaïd Abdesselam ou Rédha Malek, voulaient autant dénoncer la répression qu’avancer une alternative politique à l’impasse à laquelle était le pouvoir algérien. On lit dans le texte signé par lesdites personnalité ceci : «Notre qualité d’anciens militants de la guerre de libération nationale, notre fidélité à la mémoire des martyrs et à l’idéal du 1er Novembre 1954 nous font le devoir d’apporter une contribution au débat national, rappellent les auteurs du texte. Nous nous élevons avec indignation contre la torture pratiquée pendant et après les journées sanglantes qui ont endeuillé le pays. Nous qui avons connu les affres de la guerre de reconquête coloniale, nous ne saurions admettre que des procédés aussi dégradants soient utilisés contre nos enfants. Aussi exigeons-nous l’éradication totale de la torture dans notre pays et le châtiment exemplaire de ses auteurs.»

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La déclaration se prolongeait par d’importantes propositions d’ouverture politique dont l’audace avait de quoi mécontenter le cercle présidentiel formé autour de Chadli Bendjedid. Les signataires, proclamant la fin d’une «légitimité historique qui s’est épuisée au fil des ans», estiment urgent de lui substituer une «nouvelle légitimité populaire» et suggèrent de confier à une «conférence nationale regroupant les représentants des forces vives de la nation» la mission de «promouvoir sans délai les réformes institutionnelles fondamentales que la situation exige».

Abdelaziz Bouteflika fut associé à toutes les discussions préliminaires qui conduiront à la rédaction finale du texte. « Il donnait son avis, approuvant les idées débattues sans zèle et sans passion, mais avec détermination », se rappelle Chérif Belkacem.

Au moment de porter son nom au bas du document, aux côtés des dix-sept autres signataires, Abdelaziz Bouteflika se déroba cependant, se souvenant d’une urgente affaire familiale à Mostaganem où habitait sa soeur. Il chargea Rédha Malek de signer à sa place, procédé qui ne fut pas admis par le groupe.

«Le subterfuge lui évitait d’avoir à parapher de sa main un document qu’il considérait séditieux et donc compromettant pour ses bonnes relations avec l’équipe de Chadli, explique Chérif Belkacem. On a refusé que Rédha Malek signe à sa place et attendu qu’il revienne de Mostaganem et qu’il paraphe de sa propre main le texte. »

La « déclaration des dix-huit » ne sera rendue publique que le 23 octobre 1988. Le lendemain, Abdelaziz Bouteflika contacte Larbi Belkheir, chef de cabinet de Chadli, pour justifier sa prise de position et en relativiser la portée. «Dès qu’on a eu vent de cette malheureuse initiative qui discréditait en fait tout le groupe, on a provoqué une réunion de clarification avec Bouteflika, souligne Belkacem. Il s’est défendu mollement, reconnaissant avoir pris contact avec la Présidence, mais donnant une version plus nuancée des faits.» Bouteflika retrouvera naturellement sa place à la direction du FLN quelques mois après.

Il réintègre en mars 1989 le Comité central de ce qui était encore le parti unique de l’Algérie. Chadli n’est pas étranger à cette miraculeuse résurrection de l’ancien exilé : il en a apprécié, plus que la persévérance dans un certain neutralisme politique, cette façon conviviale qu’avait Bouteflika de ménager la susceptibilité du pouvoir.

« Ses amis lui ont fait observer la choquante anomalie qu’il y avait pour des gens salis et humiliés par le pouvoir à accepter de réintégrer ce même pouvoir et de partager son discours unanimiste. Mais il a fait la sourde oreille », souligne une des personnalités politiques exclue en même temps que Bouteflika mais qui a refusé de réintégrer le parti. C’est que Bouteflika n’ignorait rien de cette anomalie-là.

Il s’en accommodait avec ravissement : la réhabilitation qu’il attendait de Chadli pointait enfin le nez et il n’allait pas bouder son plaisir, quitte à trahir la solidarité des personnalités marginalisées, toutes unanimes à rejeter l’offre du pouvoir.

Rachid Benyellès raconte comment, à la veille de rejoindre le FLN, une soirée entière n’a pas suffi à ses compagnons pour dissuader Abdelaziz Bouteflika de les lâcher : « Nous étions quelques-uns, dont Bouteflika, Rédha Malek et Selim Saâdi, à nous réunir ce soir-là chez Mohamed Zerguini pour débattre de l’invitation du nouveau patron du FLN, Abdelhamid Mehri, à participer au congrès du parti prévu pour le lendemain. Pour moi comme pour Hadj Zerguini, Rédha Malek et Selim Saâdi, la cause était entendue : octobre 1988 avait tout bouleversé et l’invitation devenait dérisoire. Bouteflika, lui, était plus réservé. Jusqu’à minuit, il s’obstinait à rester évasif. Au moment de se séparer, je lui fis remarquer qu’on ne connaissait toujours pas sa position. Il me fit une déconcertante réponse que j’eus tort de mésestimer : “Tu vois Rachid, demain matin j’irai prendre le café avec ma mère, je lui baiserai la tête, et comme d’habitude je lui demanderai son avis. Si elle me dit d’y aller, j’irai. Sinon je n’irai pas.”

« Il me faut récupérer tout mon pouvoir »

Une fois au pouvoir, Abdelaziz Bouteflika dévoilera sa véritable opinion sur le 5  octobre 1988. Il ne l’a pas exposé de manière franche, mais par bribes, au détour de multiples entretiens, discours, déclarations. Avec pour fil conducteur une attaque en règle contre tout ce qu’a engendré le soulèvement populaire d’octobre 1988, ciblant invariablement la constitution dont il a admis qu’il ne l’aimait pas et les institutions qui en émanent, l’ouverture politique, la démocratie, le multipartisme, la liberté d’expression et la liberté de la presse.

Bouteflika profitera de son « statut de Messie » et de la mystification qui l’entoure, pour briser impunément l’embryon démocratique né d’octobre 1988, revenir au système unique et poser le socle du pouvoir hégémonique qui allait connaître son apothéose en 2009.

Sur Europe 1, il annonce la couleur : «Il me faut récupérer d’abord mes attributions constitutionnelles qui ont été dispersées à partir de 1989, il faut que je reprenne mon rôle présidentiel ». Traduisez : effacer octobre 1988, se réapproprier les leviers de commande, restaurer l’État autocratique dans lequel il a mûri.

Bouteflika entend revenir au système unique, à la presse unique, au syndicat unique, fût-ce par la terreur, par le chantage de la prison, la pression du juge ou la torture.

Neutraliser le pays supposait reprendre à la société ce qu’Octobre 1988 lui avait donné, ce que des années de résistance à l’intégrisme islamiste lui avaient octroyé.

Presse libre, syndicats autonomes, partis d’opposition : Bouteflika dit tout le mal qu’il pense de ces « machins » bâtards issus de l’aventurisme roturier. Il les considère comme un intolérable transfert de prérogatives régaliennes à une population « immature » qu’il tient dans un profond mépris. Surtout ce peuple-là qui a «souillé le passeport vert » et qui a « troqué la dignité contre le fromage rouge et un visa».

«Bouteflika considère le multipartisme comme un déséquilibre voulu par les ennemis de l’État, atteste son ancien chef de gouvernement Ali Benflis.

Il considère Octobre 1988 comme un complot contre l’État qui a abouti, selon lui, à amputer l’État de ses prérogatives. Il considère la création du poste de Premier ministre comme une atteinte à la fonction présidentielle. Il ne croit ni à la liberté de la presse, ni à la liberté d’entreprise, ni à la liberté d’expression. Son objectif central est de rétablir l’État dans sa fonction autocratique. Réduire le multipartisme avant de l’éliminer. Tout le reste n’est que façade.»

À sa façon, il se sentait le justicier d’un État absolutiste malmené, dix ans plus tôt, par les gamins d’Octobre 1988 et qui avait dû concéder à la société, dans le sang, le droit au pluralisme. Pour lui, les acquis du pluralisme, c’est-à-dire la prérogative d’éditer des journaux ou de faire de la politique, sont des prérogatives du seul État central, des morceaux de pouvoir indûment volés à l’État.

Pour normaliser la société, Bouteflika a réprimé : pendant dix ans, il a gardé le pays sous le régime de l’état d’urgence, y interdisant les rassemblements et les manifestations.

L’état d’urgence, proclamé en 1991 pour juguler la menace islamiste, ne se justifiait pourtant plus en 2009. Maintenir ce régime restrictif n’avait donc comme objectif que de servir les desseins totalitaires de Bouteflika. L’état d’urgence a davantage servi à réprimer les syndicats et les citoyens contestataires qu’à réduire le terrorisme. En décembre 1999, il l’utilisait déjà comme argument pour empêcher la création d’une seconde chaîne de télévision :

« L’Algérie est encore sous état d’urgence. Tant que l’Algérie est sous état d’urgence, il n’y aura qu’une seule chaîne de télévision, une seule chaîne de radio en arabe, une seule chaîne de radio en français et une seule chaîne de radio en tamazight. Je ne veux pas ouvrir le paysage médiatique. »(Sur France Culture, décembre 1999.

L’idéal pour Bouteflika, l’Algérie d’avant 1988

Il faudra toutefois attendre l’année 2005, en juin précisément, pour qu’Abdelaziz Bouteflika livre publiquement sa vision la plus aboutie de l’histoire et de l’évolution de la société algérienne. Participant à une réunion du BIT (Bureau international du travail), devant un parterre de personnalités et d’experts venus de plusieurs pays, quelque peu surpris par un discours n’ayant aucun rapport avec le monde du travail, le président algérien se livrera à une relecture de l’histoire récente de l’Algérie.

Revenant sur la révolte populaire d’Octobre 1988 ayant mis fin au système basé sur le parti unique, il affirmera d’emblée « qu’il n’y a pas eu de révolution démocratique parce que la société algérienne ne considérait pas l’État-parti unanimiste et autoritaire comme totalitaire et despotique. Les Algériennes et les Algériens, quelle que soit leur position dans l’échelle sociale, ont bénéficié, même de manière inégale, des prestations de l’État-parti qui se présentait comme un État providence (…) Pendant un quart de siècle, ce contrat social a généré une remarquable paix civile, la contestation ne portait jamais sur le système lui-même, mais sur le niveau et les modalités d’accès aux biens distribués par lui ». C’est la stratégie adoptée à partir de 1988 qui, assurait-il, « a fait voler en éclats le consensus sur lequel se fondait le pouvoir politique en ouvrant le champ politique de manière volontariste », ouverture qui a conduit à l’émergence d’un « totalitarisme millénariste » et « à un déferlement de violence brutale ».

Cette foule à qui une élite a offert l’Indépendance ne mérite pas de disposer de morceaux de souveraineté qui n’appartiennent qu’à l’État.

«Le peuple algérien n’a formulé aucune demande démocratique. On a décidé pour lui.» (El-Moudjahid 7 juin 2005.). Tout est dit.

Bouteflika vient de délégitimer le processus pluraliste en marche depuis Octobre 1988. Il ne reste plus qu’à l’abolir.

«C’est à une lecture singulière de la vie démocratique algérienne que le président de la République s’est livré hier au siège du BIT de Genève, réagit l’éditorialiste du quotidien El-Watan. En affirmant que la société algérienne « s’accommodait bien du système parti-État », Bouteflika enlève tout naturellement à la révolte d’Octobre 1988 son cachet de révolution démocratique. » (El-Watan, 8 juin 2005)

Bouteflika dénie par-là aux Algériens toute capacité d’avoir une réflexion sur l’orientation politique du pays et les cantonne dans une position infantile. Comme si ce vent de colère qui a soufflé sur l’Algérie avant 1988 en dépit du climat répressif régnant – la Kabylie en 1980, les révoltes d’Alger, de Constantine, Sétif, les manifestations de femmes contre le code de la famille, les manifestations étudiantes, les grèves – n’avait pas été un signe avant coureur d’un essoufflement de cette société socialement indifférenciée et unanimiste telle que perçue et fantasmée par Abdelaziz Bouteflika et les cercles conservateurs du système algérien. Sans doute est-ce pour cette raison qu’il s’en est pris à ceux qui « prônent le pseudo-djihad », afin de mieux pointer les démocrates accusés d’avoir «créé la plus grande fitna (crise sanglante) jamais connue depuis l’ère du parti unique.

Conséquence logique de cette vision de la société algérienne telle qu’elle existait selon lui, avant octobre 1988, au nom d’un État fort synonyme dans l’esprit du chef de l’État, de gouvernance du pays par une poigne de fer : une reprise en main au pas de charge de l’État, de ses institutions, des médias, des partis, des organisations de masse et de la société civile. Le verrouillage médiatique – harcèlements et emprisonnements de journalistes, suspension de journaux – précède la fermeture du champ politique – limitation au maximum des activités de l’opposition, des activités des organisations de la société civile, interdiction des manifestations publiques – et au niveau des appareils de l’État, une épuration en règle qui ne dit pas son nom par la mise à l’écart de tous ceux qui dérangent ou qui manifestent leur désaccord avec la politique suivie par le pouvoir politique.

Deux mois après son élection à la tête de l’État, le Président Bouteflika limoge Abdelaziz Rahabi, ministre de la Culture et de la Communication, jugé trop attaché à la liberté d’expression et de la presse. En août 2000, le Premier ministre Ahmed Benbitour est contraint de démissionner. Son remplaçant, Ali Benflis, qui avait entrepris de rénover et rajeunir le FLN, est limogé en mai 2003 quand il fait état de son intention de se porter candidat à l’élection présidentielle de 2004. Le FLN revient dans le giron du pouvoir suite à un putsch politico-judiciaire.

L’UGTA et les organisations satellitaires du FLN rentrent dans le rang. L’APN n’échappe pas à cette reprise en main. Réduite à approuver sans débat tout ce que propose le pouvoir politique – lois sur la Concorde civile et la réconciliation nationale, loi sur les hydrocarbures – elle n’assume aucune des prérogatives que lui confère la Constitution comme par exemple, la fonction de contrôle. Avec la démission de son président, Mohamed Salah Mentouri, en mai 2005, le Conseil économique et social (CNES) est mis au pas: il perd son indépendance et ne produit plus que des analyses légitimant la politique sociale et économique du pouvoir. Enfin, dernier obstacle à la mainmise présidentielle sur le fonctionnement de l’État – le poste de Premier ministre– devient avec la révision constitutionnelle, une fonction purement formelle, celle de coordonner l’activité gouvernementale. Il en est de même de l’Assemblée nationale populaire (APN). Selon le député Mohamed Hadibi, elle n’assume plus ses prérogatives : sur les 120 lois adoptées seules quatre émanaient du Parlement.(El Watan du 29 août 2009.)

Ainsi, avec un appareil judiciaire aux ordres, des médias bâillonnés, un Parlement inféodé au pouvoir politique, une société civile réprimée, un syndicat (l’UGTA) aux ordres, une opposition politique laminée, en bref, en l’absence de tout contre-pouvoirs, de tout garde-fous, il n’existait plus cet « antidote aux dérives du pouvoir » dont parlait d’ailleurs Bouteflika en 1999, ni à la corruption qui va gangrener comme jamais l’État et les institutions.

Et gare aux journaux qui osaient révéler des affaires. On sait ce qui est arrivé au Matin quand il avait informé ses lecteurs sur certaines affaires en 2002-03 (BRC, marché de la téléphonie mobile…)

Auteur
Synthèse : M.B.- Le Matin

 




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