23 avril 2024
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Dans le cinéma de Merzak Allouache, le paradis prend des allures d’enfer

Enquête au paradis

Dans le cinéma de Merzak Allouache, le paradis prend des allures d’enfer

Tout l’humour algérien transparaît dans le titre du dernier film de Merzak Allouache, « Enquête au paradis », qui sort ce mercredi 16 janvier en salle en France. Ce réalisateur dont les fictions subtiles agacent toujours les ennemis de l’esprit critique propose cette fois un docu-fiction hors norme. Une journaliste interprétée par la comédienne Salima Abada enquête aux quatre coins de l’Algérie pour mesurer l’impact de la propagande salafiste du Maghreb et du Moyen-Orient. Décryptage.

Drôle, cette idée d’aller au-devant des Algériens pour leur demander comment ils voient le paradis. Rafraîchissant. Merzak Allouache pense-t-il à son propre pays, l’Algérie où, soit dit en passant, son film terminé en 2016 et primé dans différents festivals à travers le monde n’a pas encore trouvé de distributeur ? Khlass. Cette fresque austère, filmée en noir et blanc, est plus complexe qu’il n’y paraît. De quel paradis parle-t-il ? Réponse cinglante dès la première image.

Échos de la rue, sur une place, au ras des pavés, sous l’œil rassurant du réverbère : deux hommes aux airs de faux durs derrière leurs lunettes noires décrivent, émerveillés, éblouis, les 72 vierges (houris) qui sans nul doute les attendent là-bas… Sur fond de sirènes de police. La houri ? « Elle est encore plus belle que tout ce qu’on peut imaginer », dit l’un. Elle porte « 17 tenues superposées (et) il lui suffit de soulever un de ses vêtements pour illuminer la Terre et ses créatures », renchérit l’autre.
Ainsi commence ce docu-fiction fleuve (2h15 sous-titré en français), un film hors norme à plus d’un titre. Une femme, Nedjma, impulse le mouvement, interprétée par une comédienne qui joue le rôle d’une journaliste dans un quotidien d’Alger. Allouache lui a donné carte blanche pour mener l’enquête et, d’emblée, sa question crève l’écran. Comme une évidence que personne n’avait cru bon exprimer jusqu’ici.

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« Une rivière de petit lait ! »

Dans la salle de rédaction, Nedjma visionne les images sélectionnées sur internet par son collègue Mustapha. Elle s’arrête sur une vidéo saoudienne très en vogue sur YouTube : un barbu vantant « le » paradis avec moult effets de manche. Ce document devient la base de son enquête. Elle le fait visionner à ceux qu’elle interroge sur ce qu’elle appelle une « nouvelle interprétation du paradis » pour les musulmans. Une vision, montre le film, que les grands médias relaient largement.

Face à ces images, banales en Algérie rappelons-le, la dramaturge Hamida Ait el Hadj oscille entre la moue et le fou-rire.« Quand nous serons mortes, lance-t-elle en rage, que ferons-nous dans leur paradis s’ils sont avec leurs houris ? Je n’ai rien fait de mal pour brûler en enfer ! Et comment nous traiteront-ils ? On va encore faire le ménage ? Si je n’existe pas pour eux, ils n’existent pas pour moi. (…) Point barre. »
On suit Nedjma chez Lyes, un gérant d’un cybercafé. « Les sites qui promettent le paradis, personne ne les consulte, affirme-t-il. Pour l’Algérien, le paradis, c’est concret. Brancher une fille sur le site de rencontre où il l’a connue, une blonde aux yeux bleus qui vit « là-bas ». Elle lui fait les papiers et basta. » Et de répéter : « Le paradis avec une rivière de petit lait, ça ne marche pas ! »

Un tour dans l’arrière-salle, le gamer où évoluent les jeunes branchés, révèle toute autre chose. L’un d’eux, cheveux gominés, ondulés, rassemblés dans une couette en haut du crâne, arbore un blouson à col mao sur une chemise rayée. Élégant. À la question : « Pourquoi as-tu envie d’aller au paradis ? », il répond : « C’est évident. Pour ne pas brûler en enfer ! » Pudique, il chuchote en parlant des 72 houris que Dieu leur accorde dans « un verset coranique ».

Nedjma reprend  : « Mon frère, comment l’imagines-tu ? » « Comme évoqué dans le Coran, on ne peut pas l’imaginer. » « Le paradis est vaste comme la distance entre la terre et les cieux », dit un autre ado.   Il change tellement qu’on ne peut pas s’en lasser. Les couleurs sont infinies. Dieu accorde à chacun ce qu’il mérite », ajoute un troisième. « C’est une grande place. Elle tourne sur elle-même », dit un dernier.
« Le fantasme du paradis s’autoalimente »

Celui-là regarde rarement les prêches religieux sur internet. En revanche, il suit « par hasard »l’imam Chemseddine,   celui qui passe à la télé ». « Cheikh Chemsou », dur comme fer il croit ce qu’il raconte : « Un imam ne se trompe pas. » Plusieurs des jeunes interrogés affirment qu’il n’y a « qu’un paradis. Un paradis unique » réservé aux musulmans. Les juifs et les chrétiens iront en enfer…

Les interviewes s’enchaînent. Personnalités culturelles et religieuses plus ou moins connu(e)s… Pour les uns, les femmes non mariées sur terre deviennent des houris, « bien sûr si elles sont musulmanes ». Les houris, ce sont les hommes mariés y ont droit. Une récompense de Dieu pour les plus méritants… De nombreuses variantes existent. « Le fantasmedu paradis s’autoalimente », explique le journaliste et écrivain Kamel Daoud, qui avoue avoir un temps marché dans ce système de pensée qu’il qualifie de sectaire.
« Il y a des versets coraniques et quelques images. Et on joue sur le jardin, l’éden, l’eau »,poursuit-il. Un fantasme nourri par les hadiths.« Couche après couche, une galaxie de hadiths. Chacun ajoute un détail. C’est comme le délire. » Tout le monde est concerné par « cemalheur qui fait rire et pleurer : c’est la maladie des gens qui veulent vivre après la mort », ajoute-t-il en référence à ses écrits sur le concept de « porno-islamisme » et « la culture théo-populiste ».

« Aller au paradis pour des vierges »

Le danger, explique Nedjma à Mustapha, c’est que les salafistes se servent de l’ignorance des jeunes. Leur propagande se loge dans l’inconscient. En plus, « ils donnent envie d’y croire ». Le prédicateur Chemsou qui joue « avec les limites du mal, il est marrant. Mais sa perversité me dérange. Il a l’esprit tordu. » Elle attendra (en vain) une réponse à sa demande d’interview de la « star ». De même pour Cheikh Hamadache, réputé plus radical. Il aurait dit que s’il devenait président, « il ouvrirait une ambassade de Daesh à Alger », raconte Mustapha. A souligner : elle n’obtiendra pas davantage d’entretien auprès du ministre de l’information…
Pour Biyouna, le paradis idéal serait fait de sérénité. « Pas d’impôts », ironise l’humoriste qui croit en Dieu. « Je lui parle et il m’écoute. Parfois, il exauce mes vœux et c’est très beau. » Et les 72 houris ? « 72 par jour, c’est ce qu’ils disent. C’est beaucoup. Dans la vie, ils galèrent avec une seule ! (…) Nos grands-mères nous disaient que c’était interdit de dire que tel ou telle irait au paradis ou en enfer. Dieu seul sait. Chacun trouvera son dû en fonction de ses actions. »

« Aller au paradis pour des vierges, poursuit-elle, c’est honteux de penser ça. C’est péché ! » L’œil se fait sombre : « Tuer des inconnus. Des gens qui faisaient la fête, les malheureux ! Ils entrent et leur tirent dessus… C’est comme en 1997 à Bentalha, 450 enfants, femmes, tous égorgés en une nuit. Dieu nous protège. »
« Vendeurs de suicide »
Choix du montage, les entretiens sont livrés sur la longueur. Le temps de réaliser, une fois n’est pas coutume, à quel point la société algérienne, exposée bien avant l’heure à l’idéologie terroriste, est sortie meurtrie de la Décennie noire. Et combien elle continue à être divisée par ces germes invisibles qui irriguent le tissu social. Des « Afghans » à al-Qaïda au Maghreb islamique, ils travaillent en profondeur une société fragile en quête d’avenir. Une guerre sourde, inexorable, que certains hommes puissants ont engagée contre les femmes. Et au-delà contre l’humanité.

Instructifs, les propos d’Omar Belkahla qui reçoit dans le patio de sa villa. Il dit avoir appartenu entre 15 et  19 ans au courant (tariqa) salafiste wahabite. Un islam rigoriste qui dominait dans la mosquée qu’il fréquentait à adolescence, période par excellence de « mimétisme comportemental selon les psychologues ». Le mal a pris de l’ampleur avec la mondialisation et les réseaux sociaux. Une marchandisation de la propagande s’en est suivie, par ces vendeurs de suicide dont la puissance financière dépasse l’entendement. David contre Goliath.
« La société, surtout la société musulmane, baigne dans la frustration sexuelle. Ils appâtent les gens en leur disant des choses qui font plaisir à entendre, explique-t-il. Leur discours s’adresse à une jeunesse sans perspective, à qui ils font miroiter que le bonheur se trouve dans l’au-delà. Le salafiste a un rapport de propriété au paradis qui lui revient de droit. Une vision dogmatique (et) macabre. Une théorie de la mort qui valorise le meurtre. Pour eux, la vie sur terre est vaine. Une conception de l’Eternité contraire à l’Islam. (…) Or, selon l’islam, « Tant que tu n’es pas mort, tu travailles, tu construis. »

« Homo islamicus »

Ces prêcheurs « endorment les peuples (…) en criant, en détaillant, en excitant le désir, ajoute Mutapha. On vous assène que le jihad au nom d’Allah est un droit, que les houris seront la récompense du jihadiste. Ils utilisent le paradis pour légitimer la mort (et) pousser l’autre à être content de se tuer. On meurt convaincu par la justesse de son suicide ! »
Et d’avertir : « Ce jihad consiste à tuer d’autres musulmans. On tue un musulman pour atteindre les houris. » Selon lui, l’idéologie wahhabite est arrivée en force. « Il ne faut pas oublier qu’à partir de 1990, elle a été la cause de la Décennie noire. Ceux qui prêchaient la fatwa du jihad en Algérie venaient d’Arabie saoudite. » Mortifère.
« C’est une obsession culturelle chez nous, reprend Kamel Daoud. On est nés musulmans, mais j’aime pas. Le concept du paradis, c’est le plus dévastateur.Il détruit l’envie de vivre, de construire, de partager. L’envie de triompher et de conquérir. (…) On peut résumer toutes les frustrations de l’homo islamicus en écrivant un livre sur la botanique, la topologie, la cartographie et la démographie du paradis. Et ses contradictions », reprend Kamel Daoud, qui envisage d’écrire un roman sur le sujet : « un décryptage du fantasme et de la frustration du mal vivre de notre monde  ».
Pause cigarette sur une terrasse. Pause clope en bordure de route. Notre journaliste-comédienne a enfin pris la route pour le Grand Sud. Avec tous les dangers que cela comporte. Dans les rues de Timimoun, tendant le micro à des muet(te)s, elle se fait bousculer, s’essouffle, perd pied. Jusqu’à ce lieu labyrinthique qui la rassérène. Et son échange, tant espéré, avec ce cheikh soufi, une branche malmenée de l’Islam.

De Nedjma à Bahia

Kamel Daoud, comme tout le monde, a imaginé le paradis. Il aime l’idée d’un « concept compensatoire de la vie. Mais, se ravise-t-il, le plus grand drame du paradis, c’est l’ennui. C’est l’éternité. Qu’est-ce qu’on va faire dans une utopie théo-socialiste pour toujours ? » Revenant au concept « macho-pornographique », il parle des femmes qui y croient. « Elles devraient se battre pour leurs droits dans le paradis. Créer un syndicat… La condition féminine, c’est fascinant : elle va mal sur terre et après la mort », ironise-t-il.
La femme algérienne, flouée à l’indépendance, est donc maintenant en train de se faire chasser du paradis à bas bruit. C’est tout l’enseignement de ce film précieux. Reste à savoir si la Nedjma de Merzak Allouache pourra se joindre à celle de Kateb Yacine. En attendant, le réalisateur a mis le pied à l’étrier à sa fille,Bahia, à la fois coproductrice, coscénariste et monteuse du documentaire.

►Enquête au paradis, de Merzak Allouache. France-Algérie 2016. Documentaire. 2h15 sous-titré en français. Production Asphofilms. Distribution Zootrope Films.

 

Auteur
RFI

 




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