26 avril 2024
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Grandeur et misère du patrimoine (I)

Marqueur d’identité, porteur de repères culturels et maillon de l’économie

Grandeur et misère du patrimoine (I)

Le masque de la Gorgone a été volé du site d’Hippone (Annaba) et a été retrouvé chez Sakhr Materi, gendre de l’ancien président tunisien, Ben Ali.

La problématique du patrimoine matériel et immatériel ne cesse de s’imposer dans la vie quotidienne, dans un contexte où les repères culturels et identitaires, gagnés par une mondialisation inégalitaire et un usage immodéré des nouvelles technologies de l’information et de la communication, tendent à se resserrer autour de biens, de valeurs, de pratiques et de rites jugés comme pouvant assurer le « sauvetage » de l’individu-citoyen face à une menace réelle de dilution et d’atomisation.

Si de tels réflexes primesautiers se manifestent chez des individus, des collectifs, des associations, les structures publiques, elles, agissent souvent, lorsqu’elles daignent le faire, en retard ou de façon maladroite et bureaucratique. Il en est ainsi de ce qui est appelé, en Algérie, le mois du patrimoine, s’étalant du 18 avril au 18 mai de chaque année, où se multiplient des manifestations culturelles dominées par l’esprit de prestige et le folklorisme de mauvais aloi. Ministres, directeurs, walis ou maires se mettent tous de la partie pour célébrer ce mois et se soumettre au rituel de la parade. Cela se passe un peu partout, pratiquement sur le même schéma, en convoquant les élèves pour leur faire visiter une exposition de costumes anciens ou de quelques objets d’artisanat, ou bien pour les faire assister à une danse kabyle, naïlie ou targuie, avec un esprit fleurant l’exotisme de pacotille.

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Pourtant, la définition du patrimoine, matériel et matériel, est d’une étendue et d’une noblesse qui dépassent de loin toutes les pratiques d’ostentation et les laborieux réflexes administratifs.

Le concept a subi une nette évolution au cours de ces dernières décennies, et ce, à la suite des travaux d’anthropologie culturelle, de sémiologie et d’autres spécialités connexes qui ont établi une relation intime entre la vie de l’homme d’aujourd’hui et tout le legs historique, culturel et naturel dont il est l’héritier, et au sein duquel il est appelé à jouer aussi le rôle d’acteur pour perpétuer la mémoire collective, à la manière de la conservation de l’espèce par la voie de la reproduction. L’Unesco juge que « le patrimoine culturel ne s’arrête pas aux monuments et aux collections d’objets. Il comprend également les traditions ou les expressions vivantes héritées de nos ancêtres et transmises à nos descendants, comme les traditions orales, les arts du spectacle, les pratiques sociales, rituels et événements festifs, les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ou les connaissances et le savoir-faire nécessaire à l’artisanat traditionnel » (1).

Pour avoir souvent utilisé un concept – celui de patrimoine matériel et immatériel – sans en approfondir la portée et l’étendue, les parties qui président aux différentes festivités font rarement l’effort de mettre en avant l’importance de ce legs dans la perpétuation de la mémoire ancestrale, dans la formation de la personnalité algérienne dans ses différentes composantes, dans les possibilités immenses qu’il offre sur le plan de son intégration sociale et économique et, enfin, dans la valorisation des circuits et sites touristiques, qui charrie naturellement tout un flux d’échanges culturels entre les différents peuples de la planète.

En dehors du grand boucan qui ponctue certaines occasions précises, le patrimoine matériel et immatériel algérien est, le moins que l’on puisse dire, mal pris en charge. Hormis les efforts de certains individus et associations, concentrés particulièrement en Kabylie, l’on est en droit de s’inquiéter du sort réservé aux différents objets et bien culturels, aux curiosités et sites naturels et aux infrastructures censées abriter la mémoire historique et cultuelle du pays (musées, par exemple), ceci pour ne pas s’appesantir sur tout ce qui relève de l’immatériel (contes et poèmes oraux, rites, cérémonies festives ou propitiatoires, traditions domestiques,…) qui est en train de subir la patine du temps, aggravée par une ouverture, sans aucune préparation, en matière de formation culturelle, sur les nouvelles technologies de l’information et de la communications.

Lorsqu’on quitte la proie pour l’ombre

Ces dernières – dont font partie le téléphone portable, l’internet, les télévisions satellitaires -, sont exploitées par les jeunes Algériens, souvent pour leur côté ludique et de spectacle, qui leur offre l’ersatz de la civilisation « universelle », au lieu de la substantifique moelle de la culture dont regorgent pourtant ces « joujoux ».

Le résultat des courses est que les lieux les plus « sacrés » de la mémoire collective algérienne font aujourd’hui l’objet de dégradation, de détérioration, voire de démolition. Pillage d’objets archéologiques au Sud et à l’Est du pays (pris sur le site ou, même parfois, dans le musée), transférés pour des transactions juteuses en Tunisie et en Europe; bétonnage de sites antiques par la mafia du foncier dans certaines villes algériennes; importations massives de faux objets d’artisanat- les derniers en date sont les objets en faux argent, rapportés de Chine, et imposant une concurrence déloyale au noble argent des Ath Yenni. Tous les objets de vannerie, qui faisaient la fierté des jeunes artisans de la Kabylie et des Hauts Plateaux, ont été remplacés par des sacs en plastique, non biodégradables, qui hypothèquent gravement l’environnement.

S’il y a lieu de mettre en relief et d’encourager les initiatives de certaines associations et de quelques personnes versées dans la protection de certaines pièces du patrimoine matériel et de quelques produits du terroir (tapis, poterie, ébénisterie, culture de la figue [qui a même pu bénéficier, dans la région de Beni Maouche, d’une labellisation de l’Union européenne]), il y a autant lieu de s’inquiéter du pillage du patrimoine archéologique algérien, aussi bien sur les sites d’origine ou dans les musées, et de la perte progressive de beaucoup d’éléments du patrimoine immatériel. Dans ce dernier segment, si un travail colossal a été accompli par Mouloud Mammeri, Taos et Jean Amrouche, Malek Ouary et d’autres passionnés du patrimoine littéraire oral de Kabylie, de grands pans demeurent encore à l’état brut, requérant exploration et exploitation pour qu’ils puissent compléter et consolider tous les efforts tendus vers la modernisation et la fertile socialisation de la littérature orale ancienne (contes, poésies, prologues,…) et d’autres aspects immatériels du patrimoine algérien.

Le défi de la préservation du patrimoine se pose donc à plusieurs niveaux, requérant la mobilisation des pouvoirs publics, du monde associatifs et de l’élite culturelle et académique de notre pays.

Sur les différents sites culturels, naturels ou historiques algériens, même sur les musées, abrités dans les milieux urbains et supposés bien protégés, pèse une multitude de risques et aléas, lesquels, au cours de ces deux dernières décennies, font partie de l’actualité la plus courante, telle qu’elle est rapportée par la presse écrite et les autres médias. Le vandalisme et les atteintes environnementales affectant des sites paysagers de première importance esthétique et touristique (plages, grottes, forêts, rivières, montagnes, lacs, chotts,…), le vol et le trafic dont font l’objet les bien culturels de haute valeur historique et mémorielle (bustes, silex, monnaies anciennes,…) et les négligences dont pâtissent certains monuments historiques (vieux bâti des cités algériennes médiévales, par exemple) constituent aujourd’hui une plaie dans l’environnement culturel et esthétique du pays, en plus des dommages collatéraux sur le plan de l’attractivité touristique.

Il y a deux ans de cela, les services de la gendarmerie ont établi les statistiques, depuis l’année 2000, des actions de répression contre les auteurs de vol et de trafic des biens culturels (pièces archéologiques ou de musée). Il y est enregistré le vol de plusieurs milliers de pièces, dont 12 000 ont pu être récupérées. Cela s’est passé pratiquement à l’échelle de toutes les régions du pays. Cependant, la prévalence revient à la région Est (Khenchela, Batna, Tébessa,…), là où se trouve le plus grand gisement de la mémoire culturelle des Algériens, particulièrement pour la période berbéro-romaine. D’ailleurs, de là, la voie est toute tracée vers la filière tunisienne où certains objets volés ont été trouvés, et vers les pays européens où sont alimentés des réseaux de collectionneurs.

Péril en la demeure

L’on se souvient que l’Algérie a pu récupérer, en 2014, un des symboles de son histoire millénaire représenté par le masque de la Gorgone. Ce dernier, d’un poid de 320 kilogrammes, a été volé à partir du site d’Hippone (Annaba) et a été retrouvé chez Sakhr Materi, gendre de l’ancien président tunisien, Ben Ali, Auparavant, ce fut le buste en marbre de l’Empereur romain Marc Aurèle, volé en 1996 du musée de Skikda, qui a été rapatrié en Algérie.

Ce fut en 2014 aussi qu’a été restituée une rare toile de peinture du grand peintre Millet, portant le nom de La Béquée, laquelle embellissait, depuis 1950, le musée Zabana d’Oran. Elle a été volée par des inconnus en 1985 et évacuée vers la France où elle été proposée, en 2002, à la vente à l’occasion d’une foire d’enchères. À l’occasion de l’événement de la récupération de cette belle toile, l’ancienne ministre de la Culture déclarait: « Je suis très heureuse que l’Algérie ait pu récupérer cette œuvre, parce que c’est le bien du peuple algérien. Il convient de savoir que le ministère de la Culture a réalisé un immense travail en collaboration avec le ministère des Affaires étrangères et Interpol Algérie. A cet effet, nous avons constitué des équipes mixtes (avec la DGSN, la gendarmerie, les Douanes…) pour préserver les biens culturels et immatériels de notre pays« .

Les structures chargées de la protection du patrimoine culturel sont souvent dépassées, particulièrement lorsqu’il s’agit des immensités sahariennes. Sur ces territoires justement, des projets de création de brigades mobiles à bord de véhicules tout terrain et même à dos de dromadaires sont en cours pour se déployer dans toutes les directions où la menace contre le patrimoine historique, culturel ou naturel peut provenir. De même, les pouvoirs publics comptent impliquer de plus en plus les services de sécurité dans la lutte contre le vol et le trafic des pièces de notre patrimoine. Cette action requiert des actions de formation et de sensibilisation en direction des éléments des services de sécurités sollicités pour coordonner leurs efforts avec les institutions techniques et culturelles chargées de la protection du patrimoine.

Pour la seule année 2008 et sur l’espace géographique de Djanet, 950 pièces archéologiques ont été récupérées par les services des Douanes dans l’aéroport Tiska de la ville et sont remises au musée Djebrine de la de Djanet. Ce sont des pièces prises dans les bagages de touristes qui s’apprêtaient à quitter Djanet par avion. Il est malaisé d’imaginer le nombre de pièces qui ont échappé aux mailles des services de sécurité ou des éléments de la douane.

Par-delà les efforts des pouvoirs publics, qui restent à parfaire et dont il faudra moderniser les méthodes d’intervention, il y a lieu de saluer et d’encourager les initiatives individuelles ou de groupes qui tendent non seulement à préserver les sites et les objets culturels relevant du patrimoine matériel et immatériel, mais également à aller sur d’autres recherches, d’autres sites qui n’ont pas été exhaustivement explorés pendant la période coloniale ou après l’Indépendance. Assurément, les efforts de quelques individus ou de groupes professionnels orientés vers la création et la recherche en matière culturelle nous montre sans aucun doute que tout n’est pas perdu dans un pays gagné et rongé par la fièvre politique, l’indolence économique et l’agitation sociale. La présentation, il ya deux ans, des dernières découvertes archéologiques (2006-2010) réalisées sur le site antique de Lambèse (Tazoult, à 10 km à l’est de Batna) est un message de ce à quoi devra s’intéresser la jeunesse algérienne pour retrouver ses racines culturelles et historiques, dont les repères ont été outrageusement balayés par la culture de l’amnésie et de la fausse modernité. Cette dernière ne fait voir que le clinquant de civilisations allochtones dont le joyau ne nous est que rarement accessible. (A suivre)

A.N. A.

Renvois:

(1)-http://www.unesco.org/culture/ich/fr/qu-est-ce-que-le-patrimoine-culturel-immateriel-00003

Auteur
Amar Naït Messaoud

 




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