19 avril 2024
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La peur dans la stratégie de maintien du statu quo

DECRYPTAGE

La peur dans la stratégie de maintien du statu quo

L’un des pères fondateurs de la philosophie politique, Thomas Hobbes, décrivait déjà au 17e siècle le rôle de la peur dans la politique. Pour Hobbes, l’Homme est un être de passions. La peur serait donc passionnelle et animerait le comportement des individus.

Pour lui, c’est justement cette peur et le désir de sécurité qui ont amené la société politique et la souveraineté nationale à voir le jour. Les individus, inquiets pour leur sécurité, accepteraient alors de déléguer leur droit de s’auto-gouverner à un souverain qui assurerait en retour leur sécurité.

« Avoir peur, c’est se préparer à obéir » a récemment rappelé l’historien Patrick Boucheron, inspiré par la philosophie hobbesienne.

Les parties prenantes favorables au statu quo et au maintien des arrangements institutionnels en place semblent bien mettre en œuvre cette idée dans leur rhétorique. En effet, la peur occupe une place importante dans la stratégie de maintien du système institutionnel en Algérie.

Cette stratégie avait déjà été esquissée pour le quatrième mandat, mais elle se renforce actuellement, probablement en raison de l’ampleur du défi de faire accepter la présidentiabilité d’un candidat invisible. Les défenseurs du statu quo et du cinquième mandat ont recours depuis la campagne pour le quatrième mandat à une stratégie basée sur une peur triptyque : historique, géopolitique et judiciaire.

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Ces multiples formes de peur se renforcement mutuellement et ont pour objectif commun de dissuader la mobilisation collective, la réflexion prospective et l’imagination d’une Algérie meilleure en dehors du système institutionnel actuel.

La peur historique

Des dirigeants du FLN à ceux du RND en passant par les autres partis de l’Alliance présidentielle, l’argumentaire en faveur du statu quo et du cinquième mandat converge sur la peur historique. Cette rhétorique voudrait légitimer le statu quo et le cinquième mandat en mobilisant la violence de la guerre civile pour dissuader ceux qui appellent au changement, considérés comme étant des aventuriers. Rappelons que la télévision publique algérienne a montré des images et vidéos d’une extrême brutalité en octobre 2017 sur les massacres durant la guerre civile des années 1990s. Le public algérien a pu y voir des corps d’enfants ensanglantés et des cadavres déchiquetés. Certains y ont vu une campagne de propagande visant à dissiper la peur.

À travers cette peur institutionnalisée, le message implicite semble évoquer les dangers sécuritaires liés au changement. Autrement dit, que le cinquième mandat serait d’un côté synonyme de stabilité et de sécurité. Le changement s’apparenterait de l’autre côté à une aventure vers l’inconnue, plutôt favorable au chaos qu’au progrès. Cette peur est entretenue de manière régulière dans les prises de parole de plusieurs fervents défenseurs du statu quo.

D’ailleurs, les discours du directeur de campagne du président sortant y font d’innombrable références. La peur rappelle alors à toutes générations confondues que le risque de retomber dans la violence est plus grand avec le changement. L’objectif naturel de la peur historique – qui parle à tous les Algériens – est de dissuader toute mobilisation collective. Ceux qui appellent au changement sont alors considérés comme des agents perturbateurs qui veulent faire retomber le pays dans ses sombres années. Des « ennemis intérieurs » dirait le vice-ministre de la Défense (voir l’article sur son discours dans  El Watan).

La peur géopolitique

La peur géopolitique consiste à utiliser les expériences plutôt mitigées du Printemps arabe (expression par ailleurs contestée) pour souligner que le changement n’est pas synonyme de développement durable. Cette rhétorique de la peur avait surtout été mobilisée pour soutenir le quatrième mandat dans un contexte de mobilisations sociales dans les pays arabes et d’Afrique du Nord. Les défenseurs du statu quo et de la stabilité suggéraient alors que le changement dérouterait naturellement vers des expériences de violence, à l’image de ce qui se passe (passait) aux frontières algériennes, de la Tunisie à l’Égypte en passant par la Libye.

Mon sentiment est que cette stratégie avait eu un grand effet de dissuasion lors du quatrième mandat. Les expériences tangibles des pays voisins témoignaient alors du réel danger des mobilisations sociales et des révolutions lorsqu’elles ne sont pas maîtrisées et lorsqu’elles sont également influencées par l’extérieur.

Aujourd’hui, la peur géopolitique est encore mobilisée dans une moindre mesure par les fervents défenseurs du cinquième mandat et du statu quo. Certains hauts placés n’ont pas hésité à nommer implicitement les militants et activistes en faveur du changement « d’ennemis intérieurs » et « d’ingrats », accolant à priori le refus du statu quo à la volonté de déstabilisation. Il y aurait donc une ambiguïté et une peur entretenues autour d’une incompréhension des réelles revendications.

Le président du TAJ, Amar Ghoul, a par exemple associé les revendications citoyennes de la rue à « un danger » (voir article de Tsa en date du 17 février 2019). Bien que les récentes mobilisations citoyennes jusque-là pacifiques semblent véhiculer une volonté de changement, la rhétorique des défenseurs de la « continuité » traduit cette volonté de changement comme un appel à la révolution.

Loin d’être naïve, cette rhétorique de légitimation du statu quo soutient fort probablement un double objectif de dissuasion et de décrédibilisation des acteurs du changement.

La peur judiciaire

Plus récemment s’est ajoutée la peur judiciaire aux deux formes discutées précédemment. Quiconque s’identifie contre le cinquième mandat sur les médias sociaux ou dans la rue est rapidement muselé par les forces de l’ordre (bien que cela semble changer depuis la nomination d’un nouveau directeur de la DGSN). De manière visible dans les médias, des journalistes, des activistes, des artistes ou encore des militants comme ceux de Mouwatana ont récemment subi les répressions policières. Un important dispositif sécuritaire avait à titre d’exemple empêché les dirigeants de Mouwatana de se mobiliser pacifiquement contre le cinquième mandat.

Certains représentants ont même été enlevés par la police et leurs téléphones confisqués. Des moyens de l’État ont été utilisés pour barrer l’accès à certaines routes. Dans certains cas, la machine judiciaire a traité des dossiers de militants avec une célérité jusque-là inconnue en Algérie.

De manière moins visible, des intellectuels, journalistes et professeurs se font aussi censurer dans leurs propres institutions dès lors qu’ils s’affichent contre le cinquième mandat. Ceux-là, nous en entendons moins parler, mais les cas sont nombreux.

Ce climat délétère et la machinisation des forces de l’ordre et du système judiciaire visent à dissuader les uns et les autres de se mobiliser, de s’afficher et de prendre parole. Le cas le plus marquant est celui du jeune de Mascara qui est en détention pour avoir brandi une pancarte hostile au cinquième mandat. La persécution à travers le système judiciaire et l’usage de la force policière génèrent un sentiment de peur dont l’objectif est de contenir la mobilisation collective.

La peur ou la nécessité de vigilance 

Dans la philosophie hobbesienne, la peur est le fondement du contrat social qui lie la société au souverain. Elle se base donc sur un échange : le renoncement du droit d’auto-gouvernance en échange de la sécurité. Mais Hobbes explique bien que les exigences des citoyens ne se limitent pas à la sécurité. Celle-ci est la base mais jamais une fin en soi. Il faut alors que l’amélioration de la qualité de vie du citoyen soit garantie. Hobbes insiste sur le fait que le contrat peut être rompu – autrement dit que la république n’a plus de sens – si le citoyen n’a pas le sentiment de bien vivre. Mon intuition est qu’une majorité de la population algérienne partage ce sentiment.

Loin des préceptes méthodologiques qu’impose la rigueur scientifique de ma profession, il me semble qu’il ne faut pas sortir de St-Cyr pour sentir le malaise généralisé en Algérie : des mobilisations sociales qui se comptent par milliers annuellement, un nombre record de harragas, une violence et des suicides grandissants, une fuite massive des jeunes diplômés, et j’en passe. Il suffit par ailleurs de réfléchir au succès phénoménal des influenceurs sur les médias sociaux qui prennent position contre le statu quo (à l’image de « Mansotich » de Chemseddine qui a été visionnée près de 15 millions de fois).

D’ailleurs, sa prise de position lui avait valu d’importantes critiques sur sa volonté de nuire par certains médias et politiques. À l’approche des élections législatives de 2017, le Ministre de l’Intérieur avait rappelé que l’engagement politique à travers les médias sociaux pouvait nuire à l’Algérie, et que « la jeunesse Algérienne à travers tout le pays est consciente de la nécessité de préserver la sécurité et la stabilité du pays ».

La stratégie adoptée par les défenseurs du statu quo n’est pas totalement déraisonnable. En effet, la vigilance est de mise dans toute mobilisation sociale, surtout dans un contexte où les ingérences politiques se font de plus en plus menaçantes.

En revanche, cette rhétorique basée sur la peur – qui n’est d’ailleurs pas spécifique à l’Algérie puisque des intellectuels américains la dénonçaient déjà au 20e siècle – se construit autour de contradictions et de paradoxes qui pourraient frôler la malhonnêteté intellectuelle. D’abord, ceux qui réclament le changement ne demandent pas le chaos ni la révolution. C’est justement pour éviter le chaos qu’ils demandent le changement. Habiles avec le sophisme, les parties prenantes en faveur du statu quo maintiennent l’ambiguïté et la peur en décrédibilisant toute voix portée sur le changement.

N’était-ce pas justement le ras-le-bol généralisé et la haine anti-pouvoir – que certains perçoivent dans le contexte socio-politique actuel – qui avait incité les Algériens à opter pour l’opposition au début des années 1990 ? Aujourd’hui, faute d’alternative et d’une vision claire pour le pays, ils optent pour la « harga », la démission et le fatalisme.

La faiblesse principale de cette rhétorique est qu’elle est portée par des parties prenantes qui ont perdu en crédibilité au fil des années. Compte tenu du nombre d’élus et représentants de l’État impliqués dans des activités économiques d’enrichissement personnel, la scène politique algérienne n’est plus capable de délimiter l’engagement politique – au sens propre du terme  – de l’engagement mû par des intérêts personnels. Weber disait qu’il y a ceux qui vivent pour la politique, et ceux qui vivent de la politique.

C’est là une très grande dérive pour notre démocratie car ceux qui y sont pour défendre l’intérêt à long terme du pays finissent par défendre leurs intérêts personnels à court terme. D’ailleurs, on reconnaît à peine les vrais défenseurs du 5e mandat – ceux qui y croient vraiment, si tant est qu’ils existent –, de ceux qui ont les doigts dans le miel et qui craignent de les enlever, comme dirait un ami, bien conscients que dans une méritocratie, leur destin serait différent.

Ne méprenez pas mes propos. Je suis de ceux qui pensent que le président Bouteflika a beaucoup fait pour le pays, ne serait-ce que d’avoir été capable de réformer l’institution militaire et sa relation avec la politique. Son charisme, son tact diplomatique et son habileté politique ont permis à l’Algérie d’accueillir la réconciliation nationale de manière plutôt favorable malgré la gravité de l’enjeu.

Quelles que soient nos orientations politiques, nous lui sommes tous redevables à mes yeux. En revanche, cela n’enlève rien au fait que le pouvoir est une tâche difficile, surtout dans un pays aussi complexe et prosaïque que le nôtre, et la démocratie un idéal difficile à atteindre.

D’où l’importance de l’alternance. La gouvernance étatique est trop complexe pour la baser uniquement sur une idée. La confrontation d’idées et d’idéologies est au cœur du développement des institutions et de la démocratie. Refuser le pouvoir lorsqu’on se sent impuissant et former la nouvelle génération fait partie de ce processus de construction des institutions. C’est d’ailleurs là qu’on reconnaît les grands leaders.

Dans un pays où 70 % de la population est jeune, il est difficile d’imaginer que la relève n’existe pas, surtout lorsqu’on voit clairement que cette jeunesse réussit de manière exceptionnelle dès lors qu’elle se retrouve à l’étranger. Et lorsque la colère est grande, l’Histoire montre que même la peur ne suffit plus pour la contenir

Sofiane BabaProfesseur de management stratégique
École de gestion, Université de Sherbrooke

Notes

1- El Watan : « Les menaces de l’intérieur » (14 février 0219). https://www.elwatan.com/edition/actualite/les-menaces-de-gaid-salah-14-02-2019

2- El Watan : « Menaces et accusations contre les opposants au 5e mandat » (16 février 2019). https://www.elwatan.com/a-la-une/menaces-et-accusations-contre-les-opposants-au-5e-mandat-16-02-2019

3- Tsa : « Amar Ghoul dénonce le recours à la rue » (17 février 2019). https://www.tsa-algerie.com/video-amar-ghoul-denonce-le-recours-a-la-rue/

Auteur
Sofiane Baba

 




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