29 mars 2024
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 La statue d’Aïn Fouara : œuvre emblématique d’un conflit de mémoires et de croyances

Saccagée par un intégriste

 La statue d’Aïn Fouara : œuvre emblématique d’un conflit de mémoires et de croyances

L’homme de cent-vingt kilos portait une barbe presque similaire à celle du sculpteur Auguste Rodin, arborait fièrement la pilosité et virilité du « Bouc sacré » (surnom de l’auteur du célèbre Penseur), collier broussailleux ou maquis (selon le poète Jean Sénac) tombant sur le thorax velu et charpenté d’une force de la nature. Comparable à la corpulence d’un bûcheron canadien ou donc de l’artiste français spécialiste de la taille directe et de la fragmentation (sa technique singulière), ce signalement succinct correspond en réalité aux attributs physiques du fondamentaliste qui amputait, le lundi 18 décembre 2017, la statue d’Aïn Fouara de ses seins et en amochait le visage ciselé par Francis de Saint-Vidal (concepteur de nombreux bustes, il fut l’élève de Jean-Baptiste Carpeaux).

Affublé du qamis blanc prouvant son intégrité de salafiste, le vandale d’un mètre quatre-vingt-dix tenait en main marteau et burin brandis telle une hache de guerre à déterrer à l’instar de la croisade à mener contre l’attentat à la pudeur d’une sainte consacrée et des mécréantes libertines venant, parfois de loin, la consulter. Si certaines espèrent trouver auprès d’elle l’âme sœur, d’autres étalent aux creux de ses paumes du henné, contemplent la naïade vénérée en perpétuant une légende ou coutume arguant que «(…) quiconque boira de Aïn El Fouara y reviendra un jour». Contre ces cérémoniaux et superstitions enjoignant toute passagère ou voyageur à s’incliner, voire à se prosterner, l’imam de la mosquée Aba Dhar El-Ghifari d’El Khroub décrétait le 28 août 2015, « layajouz » (interdit, illicite) la visite du lieu promu par des renégats (qualificatif visant ici Saint-Vidal ainsi que les contributeurs à la pose de l’ensemble architectural) dont la perfidie fut d’avoir dressé en haut du socle quadrangulaire de la fontaine une Européenne nue.

Aussi, étancher sa soif face à la femme en tenue d’Ève relevait selon lui d’une tentation maléfique, du « haram » (péché) et de parjures, d’un sacrilège envers Allah. Deux acceptations et appréhensions de l’authenticité symbolique s’affrontent au sujet d’une « dévergondée » publiquement exposée sur un piédestal (en forme de rochers) : les admirateurs la sanctuarisent et l’élèvent au rang d’icône alors que des profanateurs fidèles à la souveraineté religieuse de l’İslam veulent l’abolir. Si le prédicateur se bornera à vociférer des réprobations en direction de dévots tentés par de l’insoumission, il ne prononcera pas le retrait de l’incriminée, cela contrairement à la députée du Mouvement de la société pour la paix (MSP), Samia Khemrien, laquelle réclamera, le 23 décembre 2017, son transfert au sein d’un musée de façon à lui substituer une plaque commémorant les massacres du 08 mai 1945. L’élue convoquait de la sorte du capital anticolonialiste considéré plus en phase avec les gênes révolutionnaires d’autochtones pervertis et acculturés par les attraits d’un dépouillement anatomique heurtant leurs mœurs.

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Pourtant, lorsque les footballeurs locaux gagnent la Coupe d’Algérie, c’est vers l’édifice convivial et liturgique qu’ils se rendent afin de remplir à ras bord un trophée exhibé à la population. Celle-ci approuve une démarche concourant à préserver le bon œil sur la cité des Hauts Plateaux, adhère tellement au principe que les vieilles viennent régulièrement laver la médiatrice divinisée et célébrée, prendre soin d’une réconciliatrice inviolable car unie à l’allégresse unanime ou associée au chagrin de chacun. Elle témoigne par conséquent de vécus divers, d’histoires collectives ou personnelles et ce continuum là est semble-t-il, sinon plus fort, au moins égal à la foi éprouvée vis-à-vis du Dieu coranique.

En Algérie, les anciennes croyances purificatrices ont la vie dure. Le fétichiste et totémisme, l’idolâtrie et le culte maraboutique des sains restent si ancrés et vivaces que la Vénus séductrice incarne l’assurance d’une pérennité existentielle et garantit une constante fécondité pour toutes celles et ceux s’abreuvant à l’eau coulant des quatre goulots. Relayée de génération en génération, la certitude perdure depuis l’inauguration de la fontaine sur la Place Nationale. Captivant les habitants, l’éruption ou circonvolution vaporeuse du 26 février 1898 fut à l’origine de la dénomination (Aïn Fouara signifiant littéralement source jaillissante) d’un endroit béni et devenu au fil des décennies le cliché mythique de la ville, un repère central immédiatement respecté par des Sétifiens musulmans s’agenouillant devant les atouts aguicheurs de l’odalisque avant de prier à la mosquée El-Atik.

L’usage concurrençant le rituel quotidien de l’ablution, des fanatiques outrageront l’impudique en avril 1997 et mars 2006. Dès la dernière dépravation ou répudiation, des citoyens meurtris organisaient un rassemblement sur zone, apportaient leur compassion à la dame souillée et dégradée. Des appels lancés sur Facebook exigeaient des dispositions idoines à sa pérennité, l’installation d’un dispositif de surveillance (caméras), de protéger un biotope touristique réputé et choyé. Vidéos, photos, témoignages et commentaires circuleront sur internet, inonderont si rapidement les réseaux sociaux qu’autorités civiles et militaires, wali et directeurs exécutifs, délégations et commissions d’experts en restaurations archéologiques se sentiront obligés de se rendre au chevet de la victime, de constater et évaluer l’ampleur des dégâts, de diagnostiquer les dommages et réparations à effectuer.

Six jours après (24 décembre 2017) l’acte du lascar illuminé, Rachid Koraïchi se portait volontaire pour, à l’aide d’intervenants espagnols, assumer gratuitement la reconstitution. Magnanime, la proposition faussement désintéressée cachait mal les ambitions d’un plasticien non formé à la ronde-bosse et en quête de nouveaux chantiers après celui juteux des anciennes galeries algériennes (du 25 rue Larbi Ben M’Hidi) transformées en Musée d’art moderne, une réhabilitation que le peintre-émailleur Mustapha Adane jugera inepte (in El Watan, 30 mars 2017) en raison des altérations commises sur les décorations de stucs ou boiseries en acajou. Cependant, l’offusqué procédera à une opération anti-patrimoniale en vendant à Kouba (exactement au « Calvaire ») un atelier supposé hanté par des fantômes et souffrir d’un environnement désormais trop bruyant. L’enfant de la Casbah occupait en effet jusque-là un bien vacant habilité à devenir l’annexe de l’École des Beaux-Arts d’Alger, là où trône au fond du grand hall, entre les créations de Paul Belmondo (père du comédien), l’Apollon d’André Greck (1957-1958), le réel propriétaire d’un vaste espace réquisitionné à l’İndépendance (les outils, gouges, maillets, ciseaux, gradines, chasses, rifloirs, disparaîtront avec les esquisses ou dessins). L’ex-pensionnaire à la Villa Médicis de Rome y avait confectionné le Fronton de scène de l’Opéra d’Alger, la Jeanne d’arc d’El Affroun et l’athlète Géo André, sportif érigé à l’entrée du stade de Belcourt ou Ruisseau (rebaptisé stade du 20 août) puis déboulonné au courant de l’année 1992. En poste à la suite des élections municipales emportées le 12 juin 1990 par le Front islamique du Salut (FİS), le vice-président de l’Assemblée populaire communale (APC) d’El Anasser décida de se débarrasser du modèle parce qu’il « (…) représente un homme pratiquement nu (et que) cela n’est pas conforme aux valeurs algériennes.

De plus, elle n’est pas un symbole de la Révolution ». Bien que reflétant celle-ci, le monument en résine époxy Soulèvement populaire (1982) de Dahmane Azzoun, agencé face au Théâtre national d’Annaba (au milieu du Cours de la Révolution), connut un sort encore plus tragique (incendié, sans doute à cause d’une composition abstraite suscitant incompréhensions et réprobations). Ces autodafés ne soulevèrent aucune indignation ou réprobation. Personne, pas même un Kamel Daoud, ne s’offusqua de l’excommunication d’un ouvrage réalisé par l’élève (André Greck) de Camille Alaphilippe, celui qui confectionna les bas-reliefs du cinéma Majestic (disposés au sommet, à gauche et droite de l’enseigne à néons, et recouverts). Ces médiums ne firent pas l’objet de débats et points de vue esthétiques. Aux yeux des gardiens idéologiques du « socialisme-spécifique » et de ses identités closes, ils ne renvoyaient à aucune des adulations thérapeutiques susceptibles de les prémunir d’inquisitions béotiennes.

Disposés à prononcer les sentences iconoclastes du « kofr »(apostasie), des philistins davantage désaxés et fermés aux expressions modernistes exécuteront le crime de lèse majesté en mutilant à trois reprises la reine d’Aïn Fouara préservée non pas en vertu de caractéristiques artistiques mais de déférences confessionnelles touchant au mysticisme d’antan et à la spiritualité ambiante : à une piété atavique partout envahissante en Algérie.

Auteur
Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art

 




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