16 avril 2024
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Le Monsieur « Mystère » de la littérature américaine

Thomas Pynchon

Le Monsieur « Mystère » de la littérature américaine

« Thomas Pynchon est tellement plus intelligent que la plupart d’entre nous, simples mortels, qu’il est impossible que quiconque (même avec un doctorat en poche) termine un de ses romans sans avoir l’impression d’être le dernier des idiots. Il est possible que Pynchon soit trop génial. » Eric Miles Williamson 

« Les mots, qui s’en soucie ? Ce ne sont que des bruits appris par cœur, pour franchir la barrière des os dans la mémoire des acteurs. C’est dans cette tête qu’est la réalité. Dans ma tête. » Thomas Pynchon

L’élément le plus important à savoir sur cet écrivain, c’est que nous ne sommes pas sûrs qu’il existe vraiment puisque personne ne l’a jamais vu. En 1997, des reporters de CNN l’ont traqué et retrouvé et filmé. Il aurait négocié une interview écrite en échange de la non-diffusion de photos. Résultat, nous n’avons que cette photo de Pynchon. A se demander qui se cache derrière Pynchon.

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Ecrivain cultivé, comique, proche des anarchistes, Pynchon fait penser à Céline. Et ne rentre aisément dans aucune catégorie littéraire. Ses deux romans que j’ai aimés sont V. et Vente à la criée du lot 49, l’un et l’autre de ces ouvrages, de plus de cinq cents pages chacun, ont pour trait le plus apparent le caractère compliqué et mystérieux de l’intrigue.

Il serait sans doute plus facile de résumer l’Ulysse de Joyce que de donner la moindre idée au sujet de V. Herbert Stencil est obnubilé par la mort de son père, agent secret britannique assassiné vingt ans plus tôt à Malte. La lettre V. se retrouve dans plusieurs papiers de Sydney Stencil. Qui est V. ? Le Venezuela ? Le Vésuve ? Le Vheissu, pays si mystérieux ? Est-ce Victoria, la maîtresse du père ? Vénus ? Veronica ? Les armes nazies V1 et V2 ? Valetta, la capitale de Malte ?

L’auteur nous promène dans le temps et dans l’espace — en 1898, 1956, 1913, 1919, à Norfolk, New York, Le Caire, Florence… Stencil évolue dans les milieux les plus divers (beatniks new-yorkais, bars de marins à Norfolk, bandes portoricaines, polonaises, italiennes…) et rencontre les personnages les plus improbables : un prêtre qui convertit les rats, un maniaque de la chirurgie esthétique, un ancien marin nommé Profane…

L’intrigue de Vente à la criée du lot 49 est extraordinaire. L’héroïne, Œdipa Maas, est une détective amateur confrontée à une énigme. Cette jeune femme apprend qu’elle est nommée exécutrice testamentaire de son ancien amant, un spéculateur qui a trafiqué avec la Mafia et qui a laissé à sa mort un héritage substantiel. Elle quitte son mari et se rend à San Narciso avec Metzger, son co-exécuteur, un très bel homme qui a été acteur dans sa jeunesse. Ils deviennent amants. Ils vont voir une pièce de théâtre intitulée « La tragédie du courrier », drame de la renaissance, plein de violence et d’assassinats. Œdipa est intriguée par cette pièce et cherche à en savoir davantage sur un drame qui s’est passé en Italie — un massacre de soldats dont les os reposent au fond du lac de Pieta.

Les moyens utilisés par Pynchon sont variés et efficaces : alors que la littérature américaine fait plus attention au contenu qu’à la forme, l’auteur de V. se sert de toutes les ressources du style et de tous les procédés de l’écriture. Son style peut être lyrique, fantastique, réaliste, sérieux, descriptif, bouffon, mystique ou feuilletonesque. Pynchon peut également être à l’aise dans la chanson gaie ou le récit d’horreur, dans le roman politique comme dans la tragédie. Le mot est l’instrument de base. Pynchon n’ignore aucun des artifices verbaux. Les noms propres qu’il donne à ses personnages sont très évocateurs : Œdipa rappelle Œdipe, Stencil nous rappelle les anciens papiers bleus, Profane est l’homme à qui l’expérience n’a rien appris. D’autres noms sont franchement cocasses : Driblette, Yoyodyne, Baby Igor, L’heure maudite, Koteks, Vladimir Porc-Epic…

L’humour est une des armes de la satire de Pynchon et il s’en sert souvent avec bonheur. On en jugera par les quelques lignes suivantes dans lesquelles il nous présente Stencil : « Herbert Stencil, à l’instar des petits-enfants à un certain stage de leur développement, à l’instar aussi d’Henry Adams dans son éducation, et de tout assortiment d’autocrates à travers les âges, parlait toujours de lui-même à la troisième personne. Cela permettait à Stencil de ne représenter qu’une unité, dans une longue liste d’identités. « Dislocation provoquée de la personnalité », c’’est ainsi qu’il appelait l’ensemble du système, très différent d’ailleurs, de celui qui consiste à « se mettre à la place de l’autre » car il obligeait Stencil à porter, par exemple, des vêtements que Stencil n’aurait pas endossés, dut sa vie en dépendre, à absorber des nourritures que Stencil n’aurait pas avalées, à fréquenter des bars et des cafés nettement anti-stenciliens, tout cela semaine après semaine, et pourquoi ? Pour maintenir Stencil à sa place, c’est-à-dire à la troisième personne…

Des romans de Pynchon émerge un foisonnement de personnages. Rien que dans les premiers chapitres de V., l’auteur réussit à camper une cinquantaine d’individus dont chacun a ses caractéristiques. Ces  personnages dénoncent certains aspects critiquables du mode de vie américain. Des hommes et des femmes deviennent des épaves, passent à travers la vie comme à travers un épais voile de fumée et d’inconscience. La brutalité est un autre aspect de la vie d’aujourd’hui. La violence a toujours existé mais celle d’aujourd’hui n’a pas de fondement. Les recours aux charlatans, aux esthéticiens, aux psychanalystes sont la règle.

Pynchon satirise aussi les mœurs politiques de l’Amérique. Il met en scène une organisation d’extrême-droite  qui se réclame d’un courageux américain qui aurait été la première victime des communistes. La satire de Pynchon laisse peu de domaines intacts. Il se moque des cités qui ne sont pas des villes mais « des groupes de concepts-divisions pour le recensement, districts pour émission d’obligations, noyaux d’approvisionnement, tous surmontés de voies d’accès à leurs autostrades respectifs ». En contraste avec le monde, des images du monde ancien percent : à une société où l’on se retrouve pour boire, Pynchon oppose  les sociétés secrètes de jadis.

A une société déshumanisée où le conformisme a remplacé l’initiative, le goût de l’action individuelle, l’esprit d’invention, l’auteur montre la voie d’une régénération possible en rappelant le courage des explorateurs et des aventuriers du passé, le courage du lion, la vertu, le désintéressement, le culte de la beauté intérieure et de la culture pratiqués par quelques aristocrates du savoir, l’Amérique des pionniers et des inventeurs comme Edison, des grands écrivains et des grands cinéastes…

Tel est, à n’en pas douter, le message caché des savants et des amusants «cryptogrammes» que Thomas Pynchon nous propose de déchiffrer.

 

Auteur
Kamel Bencheikh

 




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