18 avril 2024
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Nacéra Benseddik : le cri d’indignation d’une archéologue algérienne

PATRIMOINE

Nacéra Benseddik : le cri d’indignation d’une archéologue algérienne

Nacéra Benseddik, professeure en archéologie et histoire des civilisations antiques, vous avez travaillé de nombreuses années sur le terrain, dirigeant notamment des chantiers de fouilles, à travers le territoire, pour des organismes culturels officiels mais aussi, dans l’enseignement. Vous êtes également l’auteure de plusieurs ouvrages et articles académiques sur le patrimoine archéologique nord-africain. Que retenez-vous de ce parcours ?

Je me rappelle le début de ma carrière vers la fin des années 70 quand, déjà docteur, j’ai pourtant dû passer un concours pour être conservateur. Le service des antiquités était resté français jusqu’à la fin des années 60. Au commencement, il y avait très peu de personnes dans le domaine, 5 au maximum (F. Kadra, M. Bouchenaki, M Doukali, A. Khelifa, S. Dahmani). Les Français n’en avaient pas formé plus. La sous-direction des beaux-arts était à l’époque tenue par S. A. Baghli et se situait à l’Ecole des beaux-arts. Très longtemps, nous sommes restés peu nombreux avec très peu de moyens mais le travail se faisait malgré tout grâce à la présence de compétences de niveau international et à la conviction : Il y avait encore une certaine tradition qui perdurait, les sites étaient gardés, les publications et rapports de fouilles de cette période restent, à ce jour, une référence internationale.

Comment peut-on définir le Patrimoine et pourquoi est-ce important de le sauvegarder ?

Littéralement, en latin, patrimoine des pères, puis patrimoine familial, le terme a pris, avec la révolution française, qui a mis les collections royales à la disposition du citoyen, le sens qu’on connaît aujourd’hui. Donc, le patrimoine c’est tout l’héritage artistique, historique et maintenant immatériel, la culture et les traditions. Tout ceci doit être sauvegardé pour les générations futures parce que c’est la Mémoire, la mémoire d’un pays et, au-delà, la mémoire de l’Humanité. Parce que le Patrimoine ne peut être un bien personnel, personne n’a de droits sur lui mais seulement des devoirs.

Depuis 40 ans que vous êtes dans ce domaine, quel bilan en tirez-vous ?

Je constate une dégradation progressive tant dans les moyens humains, gagnés chaque jour davantage par la médiocrité, que matériels, caractérisés par un gaspillage spectaculaire: colloques inutiles, surexploitation caricaturale de personnages historiques, falsifications historiques à but idéologique etc.

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Quelle politique patrimoniale doit-on adopter ?

Il n’est pas question de choix ; il n’y en a aucune car l’empirisme règne ! Il relève de la responsabilité de l’Etat de former la jeunesse et rééduquer les adultes à connaître et servir leur histoire et leur mémoire et il en a les moyens. Il doit, de toute urgence, inscrire sur la liste des priorités la préservation aussi bien de la Nature que du Patrimoine pour l’Algérie de demain. Il y a des lois et c’est à l’Etat de les faire respecter: l’Ordonnance 67-281 du 20 décembre 1967 a souvent permis de freiner les appétits des « bétonneurs » ; la loi de juin 98 (98-04), en vigueur aujourd’hui, s’est révélée, étonnamment, très en deçà ; nombre d’individus parmi lesquels des professionnels du patrimoine, parlent de « faire revivre » les monuments en les transformant en hôtels ou en pizzerias !

Un tournant regrettable a été amorcé au début des années 90, époque à laquelle, pourtant, une association (AASPPA) avait réussi à obtenir un jugement de la Cour suprême ordonnant l’arrêt des chantiers de construction d’un parking et d’une bâtisse (actuel Institut de musique) dans la basse Casbah, à proximité immédiate de la Grande mosquée d’Alger et au-dessus d’un site phénicien et romain non-fouillé, jugement hélas non exécuté.

Je trouve scandaleux que l’Algérie ne dispose, à ce jour, d’aucun conseil d’experts, désignés non par copinage ou pour leur docilité mais pour leurs compétences scientifiques de niveau international, à un niveau supérieur de l’Etat ou, à défaut, au Ministère de la culture, pour évaluer tout projet relatif à la recherche archéologique, à la conservation-restauration de monuments ou à la gestion des musées.

Si un tel conseil existait, il pourrait contrôler le niveau d’expertise de tout demandeur d’autorisation dans le domaine et exiger la production de rapports, bilans et publications scientifiques après toute intervention effectuée dans l’un des domaines cités

En 57 ans d’indépendance, l’Algérie a-t-elle formé des personnes dans le domaine ?

Des centaines de diplômés en Histoire, archéologie, architecture ont été produits par l’Université algérienne depuis l’indépendance. Je suis fondée, donc, à propos de deux événements patrimoniaux récents, à dire ma perplexité. Pourquoi le chantier de la station de métro, scandaleusement ouvert Place des Martyrs au-dessus et à travers des vestiges antiques et médiévaux d’Alger (tant de destruction pour une station de métro, quand un autre parcours aurait été possible), a-t-il été confié à l’INRAP français (Institut National de Recherche en Archéologie Préventive) ? Pourquoi a-t-on sollicité l’architecte français J. Nouvel pour la Casbah ? A qui poser ces questions ? Quelle autorité daignera répondre ? Nos centaines d’archéologues et d’architectes ne valent-elles rien ?

Dans ce cas, il serait temps d’ordonner un audit de l’Université algérienne, des départements d’archéologie et d’architecture en particulier. Pour information, nous sommes trois chercheurs à mener, depuis une dizaine d’années, avec des moyens dérisoires, dans le cadre du CRASC (Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, Oran), un projet de monographie archéologique d’Alger (qui va bientôt être publiée), mais n’avons jamais été associées à cette fouille prétendument préventive de la Place des martyrs.

Les spécialistes du patrimoine ne peuvent que s’émouvoir de ce que la première destruction des restes antiques et médiévaux d’Alger, au début de la colonisation, ait été faite gratuitement et que la seconde, dans l’Algérie indépendante, ait coûté aux finances algériennes une somme faramineuse.

Autre constatation troublante : les restes exposés au public ne remontent qu’à l’époque ottomane. A côté de Dar el Hamra, une belle demeure romaine du IVe siècle, pavée de mosaïques, découverte dans les années 80 (cf mon article dans les actes du colloque de l’Epau « Lumières sur la ville »), au lieu d’être mise en valeur et présentée au public, a été recouverte de gravier. Pourquoi s’acharne-t-on ainsi à occulter le prestigieux passé antique d’Alger ? L’Ecole de Conservation et de Restauration des Biens Culturels (ENCRBC), qui aurait dû être créée aussitôt après l’indépendance, ne l’a été qu’en 2008 par le Ministère de la Culture afin d’assurer la formation de restaurateurs et conservateurs (au sens technique des termes), inexistants dans les musées et sites algériens. Essentielle dans le cas d’une réelle prise en charge du fabuleux patrimoine muséal algérien, cette école ne bénéficie pas de l’intérêt qu’elle mérite : absence d’enseignants spécialisés en technique de restauration, lourdeurs bureaucratiques, indigence matérielle.

Parmi les jeunes qui ont été formés, il y en a qui sont très prometteurs mais ils sont désespérés face à l’absence de perspectives : master difficile à mettre en place alors que le LMD a été prévu dans le statut de l’Ecole, absence de recrutement dans les institutions du Patrimoine. Tout les pousse à l’exil. Qui veut faire quoi de cet outil majeur d’une vraie « politique patrimoniale » ?

Que pensez-vous de la dernière initiative de la wilaya d’Alger pour la revitalisation de la Casbah et d’Alger en général ?

Encore une fois, question sans réponse, nous avons des centaines d’archéologues et d’architectes, pourquoi fait-on appel à la région Ile-de-France pour s’occuper de notre patrimoine ? L’exemple de Dar Essouf, qui est le siège de l’Ecole de conservation et de restauration des biens culturels, est éloquent : objet de « rénovation », il y a une dizaine d’années, par les services de la wilaya d’Alger avec des résultats désastreux, elle nécessite toujours une sérieuse prise en charge par des architectes des monuments historiques sous contrôle des experts du Ministère de la culture. Si le conseil d’experts évoqué plus haut existait, il contrôlerait toute nouvelle intervention sur ce palais de l’époque ottomane. Il serait consulté avant de faire appel, demain, à l’INRAP et à Jean nouvel pour restaurer le Medracen, mausolée royal numide du IVe siècle avant J.-C (Les restes de Massinissa ne sont pas là !). Qui a peur de ce conseil ? Il est aussi important que le Haut conseil à l’amazighité. Qu’est-ce que l’amazighité, si ce n’est le Patrimoine ? Chacun, selon le pouvoir qui est le sien, a actuellement droit de vie ou de mort sur le patrimoine. Il est là le problème ! Pourquoi ce domaine est-il livré au bricolage : exemple de l’inscription latine de la rue de Bab Azzoun, désormais dans une niche en verre et accompagnée de plaques métalliques tape-à-l’œil et onéreuses et de traductions erronées ; la « restauration » de la nymphe de Aïn el Fouara désormais méconnaissable etc.

Propos recueillis par Neila Djedim pour founoune.com

L’entretien a été reproduit avec l’aimable autorisation de Nacéra Benseddik.

Auteur
Neila Djedim

 




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