29 mars 2024
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Albert Camus et l’indépendance algérienne…

DECRYPTAGE

Albert Camus et l’indépendance algérienne…

«Tous les hommes portent la peste en eux et il est des gens qui ne le savent pas ou qui se trouvent bien dans cet état, et des gens qui le savent et qui voudraient en sortir.» Laâdi Flici, intellectuel algérien assassiné en 1993.

Albert Camus, l’écrivain rebelle, Camus l’homme révolté, Camus, cet étranger bien de chez nous, Camus, le petit jeune de Belcourt, d’origine lointaine espagnole, dont la mère n’était autre qu’une femme de ménage illettrée et renfermée sur elle même. Camus, mon Camus à moi, le jeune de l’Algérie de l’après-indépendance, notre Camus, à nous les Algériens qui ne rêvons que d’un soleil de liberté, de fraternité, brillant, translucide, doux, irradiant le monde de sa beauté et de son panache, forme, quoiqu’on en dise, partie de notre patrimoine national. Camus qui parlait du soleil de Tipaza, des monts de Chenoua, de la Kabylie, des Aurès, du Sahara, de cette Algérie qui n’a voulu qu’être algérienne avec toute sa diversité, est un enfant du pays : c’est mon frère aîné. Il était et reste toujours cet homme de lettres polémiste, pourfendeur, anti-conformiste ayant fait bouger les lignes, les interdits, les tabous.

En gros, Camus est notre bien commun, Camus est à nous, Camus, c’est notre Prix Nobel, Camus fait partie de nous, de notre « sensibilité nationale ». Mais Camus aussi divise de par ses positions pour le moins troublantes sur nous, ces autres qui n’étaient « autres » que ses frères. Et n’oublions pas non plus que, depuis la ville de Stockholm, où il était l’hôte des étudiants suédois, il déclara en décembre 1957 ceci : «J’ai été et suis toujours partisan d’une Algérie juste, où les deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité. J’ai dit et répété qu’il fallait faire justice au peuple algérien et lui accorder un régime pleinement démocratique», et plus loin il ajouta, sur un ton péremptoire : «J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.» (1)

Cette position lui valut, à vrai dire, des attaques en règle de part et d’autre de la Mare Nostre et le mit sur la sellette aux yeux des résistants du FLN. «Camus, disait alors l’écrivain Malek Haddad n’est pas un traître à l’Algérie puisqu’il n’était pas Algérien. Il n’était pas un déserteur puisqu’il n’a jamais rejoint les rangs de ceux qui ont fait l’indépendance. Il n’était pas un objecteur de conscience puisqu’il avait en réalité préféré sa mère à la Justice. Nous n’avons aucun droit de le condamner puisqu’il n’était pas à nous, avec nous, de chez nous. Mais, nous avons le devoir de remettre les choses à leur place et Camus à la sienne, de démystifier une légende qui tendrait à présenter cet écrivain comme un artisan de l’anticolonialisme, comme un serviteur de l’Algérie. Camus n’a trahi que l’espoir que sa génération mettait en lui. Il n’est pas le seul dans ce cas». (2)

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Enfin, pour le poète constantinois, Camus se montra plus brillant dans les drames qu’il écrivait que dans ceux que les Algériens ont vécus et le seul respect qu’il lui devait (Haddad), serait celui qu’il devait aux morts. (3) Ahmed Taleb Ibrahimi, un ténor du FLN et un prisonnier dans les geôles françaises entre 1957 et 1961, est allé plus loin, en disant dans une conférence en 1967 que ni l’intelligence de Camus ni sa culture ne l’ont empêché de faire passer les réflexes avant la réflexion, la défense d’une communauté avant la défense des valeurs universelles. (4) En vérité, déchiré entre Pieds-noirs et Musulmans, l’enfant du pays s’est fermement opposé aux indépendantistes du FLN, mais n’a jamais pris solennellement le parti de l’Algérie française.

Confus, hésitant et pris dans la nasse de ses contradictions, Camus a nagé entre deux univers aux visions distinctes, entre deux mondes diamétralement opposés : entre sa terre algérienne et son cœur français. Pour cause, l’Algérie qui vit depuis les années 1930 un grand bouillonnement où s’affirme sa conscience politique, ne connut guère l’idée de l’indépendance de cette colonie « rebelle » de l’Afrique du Nord. Seul Messali Hadj l’a formulé et l’a diffusé officiellement en 1927, soit une année après la constitution de l’ENA (l’Etoile nord-africaine), parmi les contingents des immigrés kabyles de la Métropole, mais l’idée était encore si timide, si frémissante, si neuve pour pouvoir s’attirer la sympathie des masses algériennes. Camus était dans l’autre bord, celui de l’égalitarisme et de la quête de la justice sociale. Tel Don Quichotte dans le roman de Cervantès, il croyait à sa bonne étoile, au rêve de l’égalité et de la fraternité inscrit aux frontons des immeubles de la grande République « droits de l’hommiste ». Son enquête sur la misère en Kabylie, réalisée en 1939 dans Alger Républicain, renforça cette certitude et le propulsa vite sur le devant de la scène. (5)

Le journaliste se persuada alors que le système colonial est inique, et générateur d’injustices, mais nuança ses propos quand il s’agissait de la revendication indépendantiste. Ainsi, y avoue-t-il, au détour d’un paragraphe : «Car, de ces longues journées empoisonnées de spectacles odieux, au milieu d’une nature sans pareille, ce ne sont pas les heures désespérantes qui me reviennent, mais aussi certains soirs où il me semblait que je comprenais profondément ce pays et son peuple. Tel ce soir, où, devant la zaouia de Koukou, nous étions quelques-uns à errer dans un cimetière de pierres grises et à contempler la nuit qui tombait sur la vallée. A cette heure qui n’était plus le jour et pas encore la nuit, je ne sentais pas ma différence d’avec ces êtres qui s’étaient réfugiés là pour trouver un peu d’eux-mêmes.» (Misère en Kabylie).

Et nous voici devant le grand Camus qui se reconnaissait dans son algérianité, parmi ses compatriotes, dans son sol pétri des valeurs de la « justice » et de « l’égalité », de « l’humanisme ». Mais une Algérianité indivisible de la francéité, de cette France terre des valeurs humaines, l’accoucheuse de Jean Jaurès, l’inspiratrice de Victor Hugo, le berceau de Jean-Jacques Rousseau, la muse d’Arthur Rimbaud, la mère de Olympe de Gouges. Dans une oeuvre posthume Essais, publiée en 1965, il écrit ce qui suit : «Le rôle de l’intellectuel est difficile à notre époque. Ce n’est pas à lui qu’il appartient de modifier l’histoire. Quoiqu’on dise, les révolutions se font d’abord et les idées viennent ensuite.»(6) Était-ce la prémonition d’une guerre « prochaine » qui ne dira pas son nom? Était-ce un présage sur cette « Algérie révoltée » qui naîtra sur les décombres d’un système colonial vieillissant?

Était-ce, enfin, un aveu de faiblesse de la part du philosophe, l’auteur du Mythe de Sisyphe? Ou paradoxalement, les prolégomènes à l’aventure révolutionnaire des « fils de la Toussaint », pour emprunter le mot de l’historien Yves Courrière? Difficile d’y répondre, car Camus est un puits d’énigmes qui, si amoureux de son Algérie natale, se laissa emporter par les effluves de son passé millénaire, à la fois si complexe et si fertile, qu’il ne reniait jamais, mais qu’il semblait sous-estimer.

Dans son texte, « Le Vent à Djemila », publié chez son éditeur algérois Edmond Charlot en 1939, il met en évidence la stratégie du saut pardessus les siècles grâce à laquelle l’historiographie coloniale nie l’existence de l’Algérie, terre et peuple. « Il est des lieux, y écrit-il, où meurt l’esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation même ». Et dans un autre texte, écrit dix ans plus tard, il était plus explicite sur la dimension méditerranéenne de l’Algérie : «La douceur d’Alger est plutôt italienne.

L’éclat cruel d’Oran a quelque chose d’espagnol. Perché sur un rocher au-dessus des gorges de Rhummel, Constantine fait penser à Tolède. Mais l’Espagne et l’Italie regorgent de souvenirs, d’œuvres d’art et de vestiges exemplaires. Mais Tolède a eu son Greco et son Barrès. Les cités dont je parle au contraire sont des villes sans passé.»(7) Mais l’Algérie, aux yeux de l’enfant terrible du quartier de Belcourt, serait-elle cette fille « bâtarde », ambiguë, incomprise, à la recherche éternelle d’un père adoptif, d’un poète ressuscitant un mythe-fondateur qui n’existe pas? Sommes-nous proches des élucubrations approximatives d’un certain académicien français du nom de Louis Bertrand qui voulait supplanter l’histoire de la Numidie par celle de Rome et de la France? Cette Algérie qui doit toujours puiser son modèle chez les autres pour respirer, pour vivre, pour exister. Cette Algérie, coupée de ses racines, de son histoire, de ses ancêtres, qui trouva dans les bras de la France colonisatrice, ceux d’une mère adoptive et nourricière.

En 1947 parut le roman La peste «La peste : qu’est-ce que cela signifie ? S’est interrogé Flici, avant de répondre : C’est la vie et voilà tout ! Et la vie exige une solidarité. Telle est la signification de «La Peste» (de Camus)». (8)

En somme, le récit camusien nous enseigne dans ce roman-là à travers le personnage du docteur Rieux que les maladies de la cité concernent tout le monde : femmes et hommes, jeunes et vieux, petits et grands, pauvres et riches, faibles et puissants, colonisés et colonisateurs, etc. En ce sens, la priorité, dans les moments de crise, c’est de sauver ce qui peut être sauvé, en nommant clairement les maux, et en répertoriant les besoins des uns et des autres, sans se soucier trop de nos différences de vision, d’idéologie, ou de camp. La peste fut, en quelque sorte, la pierre inaugurale du projet camuséen « la trêve civile » entre les indigènes et les colons ». Or, cette légende camuséenne commençait à s’essouffler, en 1956, l’année où Kateb Yacine eut publié son célèbre roman Nedjma.

Proche de la consécration, le fils de Belcourt éprouvait déjà de l’épuisement, suite au grand échec de l’initiative de « L’appel pour une trêve civile » (janvier 1956). Cet échec l’aurait beaucoup affecté qu’il semblât amorcer une fin de carrière « morne », dans «l’isolement et surtout l’obsession de la stérilité» (Lettre à Jean Gillibert, 1956).

L’Algérie révoltée a tué dans l’œuf le grand projet du plus prolifique des intellectuels français du XXe siècle. Après la parution du poème révolutionnaire du grand Kateb, Camus transforma une nouvelle commencée en 1948 en un roman La Chute (1956), lequel préfigurait le tarissement littéraire. Camus était, paraît-il, à bout de souffle parce qu’il ne créait plus, parce qu’il ne faisait qu’habiller d’anciens projets éditoriaux, parce qu’il estimait que son projet de cohabitation intercommunautaire était emporté par les flots torrentiels de la révolte. Roger Grenier écrit, à cet égard, ce qui suit : «La Chute devait être la septième nouvelle du recueil « L’Exil et le royaume ». Les six premières étaient déjà écrites. Le sujet entraîna l’auteur plus qu’il ne s’y attendait.

La Chute devint un livre indépendant.» (9) Soixante-ans après sa mort, Camus suscite encore de controverses post-mortem dans les deux rives de la Méditerranée et même au-delà. La dernière en date, c’est celle de Kamel Daoud, avec son roman Meursault Contre-enquête. Le talentueux chroniqueur s’est mis avec une rare finesse à déminer le champ mémoriel franco-algérien, en donnant un nom « Haroun », au frère de l’Arabe tué par Meursault sur une plage dans le roman L’Etranger de Camus. Le récit conté par Haroun donne une autre version de l’histoire, pas forcément authentique, et semble dresser un miroir sans tain face à l’Algérien qui s’y perd. C’est l’Algérie qui parle pour se confier au présent, se raconter sans tabous, sans nuances, sans orgueil blessé, sans parti-pris de cette « indépendance » qu’on lui a confisquée.

Mais l’Arabe tué dans l’oeuvre de Camus a-t-il, pour autant, été vengé par Haroun son frère, et par ricochet Daoud?  Non! Car, ce dernier croit plutôt à une histoire d’apaisement, de ré/conciliation des mémoires, de quête de vérité, toute la vérité, pour l’assumer une fois pour toute avec tout ce qu’elle a de négatif et de positif, le regard tourné vers l’avenir. Faut-il juger et condamner alors un homme, Camus en effet, sur une phrase, la seule que l’on retient d’ailleurs de lui, et jeter à la mer tout le reste, c’est-à-dire tout ce qu’il a écrit sur l’âme algérienne « blessée »? Pas possible!

Ainsi, répondant à une suggestion de rapatriement des cendres de Camus en Algérie, le jeune chroniqueur de Mostaganem écrit en 2013 dans un journal algérien : «Un jour, on l’espère, Camus nous reviendra. Et Saint Augustin, et les autres, tous les autres, toutes nos histoires, toutes nos pierres, architectures, mausolées et croyances, toutes nos vignes et tous nos palmiers, nos oliviers surtout. Et nous sortirons tellement vivants d’accepter nos morts, et notre terre nous sera réconciliée, et nous vivons plus longtemps que le FLN et la France et la guerre et les histoires de couples. C’est une question essentielle : celui qui accepte son passé est maître de son avenir.» (10)

Allant dans le sillage de Daoud, Agnès Spiquel a averti, dans la présentation de son ouvrage, en revenant à l’intellectuel Laâdi Flici avec une idée si forte : le devoir de ne pas enfermer l’oeuvre camuséenne dans des assignations simplistes, notamment les «dénis d’algérianité», mais d’aller par-delà les clichés tordus, en s’intéressant à la capacité de l’écrivain à transcender les déterminismes sociaux, à montrer l’efficacité de son écriture, mise au service d’une dénonciation de l’injustice et d’une célébration de la solidarité humaine.

Déjà, pensait-elle, dans les contextes politiques des années 50, le climat du « conservatisme musulman » n’a-t-il pas traîné dans la boue un certain Mouloud Mammeri, écrivain « indigéniste » du terroir «considéré comme un auteur kabyle, mais pas comme un écrivain algérien»?

La suite, durant les premières années de l’Indépendance, puis la chape de plomb qui était tombée sur les libertés au lendemain du coup d’Etat du colonel Boumediène, avec le renforcement de l’Etat dans la tradition arabo-musulmane, référence constitutive de l’«algérianité», n’a rien arrangé à l’affaire. L’Algérie acceptera-t-elle un jour son « ré-ancrage » dans son soubassement anthropologique pluriel et protéiforme? Et puis, Camus, le fils du quartier pauvre de Belcourt sera-t-il un jour au panthéon algérien ? Sera-t-il « célébré », comme un écrivain du terroir, au même titre que ses « confrères » Algériens ?

Enfin, Camus l’Etranger, sera-t-il pleinement Algérien, le nôtre, à part entière? Celui qui recoud le tissu déchiré de nos mémoires en « éternel » conflit avec elles-mêmes? l’Avenir avec un grand « A » nous le dirait (au conditionnel) peut-être…

Kamal Guerroua est poète et auteur. Dernier ouvrage paru, « L’Algérie révoltée entre impasse et espoir de changement », éditions de L’Harmattan, juin 2021.

Note de renvoi

1) La Guerre d’Algérie, dossiers et témoignages réunis et présentés par Patrick Eveno et Jean Planchais, Laphomic, Alger, 1990, p 196.

2) Agnès Spiquel, Laâdi Flici et als : Alger 1967- Un si proche étranger, El Kalima Editions. Collection Djib, Alger 2018.

3) Malek Haddad, article in  » An Nasr », 18 février 1967.

4) Ahmed Taleb Ibrahimi cité par Agnès Spiquel, conférence du 10/2/1967, op.cit, p. 27.

5) Aïcha Kassoul, L’Algérie en français dans le texte : Essai d’histoire littéraire algérienne 1830-1990, Editions Anep, Alger, 2002.

6) A. Camus, Essais, La Pléiade-Gallimard, Paris, 1965, p 1365.

7)Albert Camus, Petit guide pour des villes sans passé, in L’Eté, Essai, Gallimard, 1965, p 847.

8) Roger Grenier, Albert Camus, Soleil et ombre, Gallimard, Paris, 1987, p 297.

9) Agnès Spiquel et als, op.cit, p. 62.

10) Kamel Daoud, Mes indépendances. Chroniques 2010-2016, « Rapatrier un jour les cendres de Camus? », chronique du lundi 11 novembre 2013, éditions Actes Sud, Arles, 2017.

Auteur
Kamal Guerroua

 




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