28 mars 2024
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Aliénation professionnelle : stratégies managériales et souffrance au travail (1)

OPINION

Aliénation professionnelle : stratégies managériales et souffrance au travail (1)

Longtemps ignorée par la sociologie du travail comme par la médecine du travail, la souffrance au travail est l’objet d’études depuis seulement trois décennies. Les premiers fondements théoriques ont été élaborés, du moins pour ce qui est de la France, par le sociologue Danièle Linhart et le psychiatre Christophe Dejours.

Ainsi, l’étude de la souffrance au travail, notamment dans ses dimensions pathologiques psychiques, a été amorcée dans les années 1990, grâce aux travaux pionniers de Christophe Dejours, psychiatre, ancien médecin du travail, auteur de nombreux ouvrages sur le phénomène de la psychopathologie au travail (comme « Souffrance en France : la banalisation de l’injustice sociale » ou « Travail, usure mentale »). De même, les études sur le suicide résultant de la souffrance au travail se développent à la même époque, impulsées à la suite de la multiplication du nombre de suicides au travail. Dans ses travaux, Christophe Déjours a démontré le rôle de la « centralité du travail » dans l’émergence de la souffrance au travail.

La « centralité du travail », devenue l’élément essentiel de socialisation, contribue amplement à la santé psychique de chaque femme et chaque homme dont le statut social repose principalement sur son activité professionnelle. Aussi, l’apparition d’une souffrance dans la sphère professionnelle se répercute-t-elle immédiatement dans la sphère privée ou familiale. Incontestablement, elle perturbe plus dramatiquement l’individu salarié qu’une souffrance résultant de la sphère personnelle. Parmi les facteurs favorisant l’émergence de la souffrance au travail, Christophe Dejours incrimine la croissance de la surcharge de travail.

Paradoxalement, cette surcharge de travail résulte du développement exponentiel des nouvelles technologies censées permettre théoriquement, grâce à l’automatisation des multiples tâches, d’alléger la pénibilité au travail.

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Or, l’introduction des nouvelles technologies a, au contraire, provoqué l’augmentation de la charge de travail. Au Japon, devant l’expansion de la charge de travail, les spécialistes ont dû inventer un nouveau vocable pour caractériser ce phénomène : le Karôshi, désignant la mort subite au travail (par crise cardiaque ou accident vasculaire cérébral) de salariés sans antécédents pathologiques particulières. C’est ce qui s’appelle familièrement « se tuer au travail », mais, en l’espèce, au sens propre.

Ces psychopathologies professionnelles se sont développées aux États-Unis et en Europe. Favorisée par l’implantation du libéralisme débridé impulsé dans les années 1970, accentué par les politiques libérales de Reagan et de Thatcher, appliquées ensuite dans la majorité des pays développés, induisant de profonds remaniements dans l’organisation des entreprises, la souffrance au travail s’est invitée brutalement dans le débat public avec l’explosion des tragiques suicides liés à la dégradation dramatique des conditions de travail.

En effet, à la suite de nombreux suicides liés aux conditions déplorables de travail, l’opinion publique a pris conscience de la gravité de la souffrance au travail. Ces cas de suicides ont défrayé la chronique. Depuis le surgissement de ce phénomène, les médias rapportent régulièrement les tentatives de suicide échouées ou abouties survenues sur les lieux de travail.

Au reste, de multiples rapports parlementaires ont été rédigés pour décrire le phénomène du « mal-être » au travail. Ces rapports ont mis en lumière les « risques psycho-sociaux », les aspects psychopathologiques corrélés au travail.

Historiquement, le phénomène du suicide avait déjà été étudié, dès la fin du XIXème siècle, par le sociologue Émile Durkheim. Dans son étude visionnaire sur le suicide, Durkheim avait décelé les racines sociales du suicide, au-delà des fragilités manifestes individuelles : « Si l’individu cède au moindre choc des circonstances, c’est que l’état où se trouve la société en a fait une proie toute prête pour le suicide ». À cet égard, cette soudaine contemporaine focalisation sur la souffrance au travail n’indique pas qu’elle était inexistante auparavant dans le monde du travail. Au contraire, les pathologies liées au travail et à la pénibilité ont émergé dès l’apparition des premières fabriques généralisées au début du capitalisme. Cependant, ces souffrances faisaient l’objet de négociations entre employeurs et travailleurs.

Elles donnaient lieu à diverses compensations sociales et financières, notamment par les réductions ou aménagements du temps de travail et les primes (de toxicité, d’insalubrité, etc.). De plus, cette souffrance (physiologique ou psychologique) était gérée par des collectifs de travail officiels ou officieux de solidarité, afin d’assurer une prise en charge mutualiste.

Enfin, dans le cadre de ce partenariat séculaire entre patronat et syndicats, de leur complicité en matière de gestion de la force de travail, une véritable chape de plomb avait été posée sur cet aspect de la souffrance au travail, problème éminemment politique propice à la contestation sociale, à la politisation de la lutte.

Certes la pénibilité au travail a considérablement diminué. Mais elle a été remplacée par une souffrance encore plus pernicieuse, insidieuse, douloureuse : la perte du sens du travail dans l’entreprise ; la dépossession de soi, en un mot l’aliénation.

Favorisées par la crise économique amorcée dès 1973, accentuées par le développement exponentiel de l’individualisme, par l’effondrement des solidarités collectives, du désengagement syndical, les difficultés sociales, les souffrances liées au monde du travail sont désormais vécues sur le mode personnel. De nos jours, la souffrance est perçue comme une insuffisance personnelle (« Je ne suis pas à la hauteur de la tâche qu’on m’a confiée »).

Les problèmes liés au monde du travail sont vécus sur le mode de l’échec personnel. En proie au mal-être professionnel, les travailleurs se résignent à s’enfermer dans une solitaire souffrance pétrie de culpabilité. La souffrance professionnelle n’est plus vécue sur le mode collectif avec comme perspective d’unir la force des travailleurs pour surmonter leurs difficultés et ainsi mieux se battre contre les patrons afin d’améliorer leurs conditions de travail par l’obtention de compensations sociales et financières, l’allégement de la pénibilité. Aujourd’hui, depuis maintenant trente ans, nous sommes entrés dans l’ère du management.

Toutes les entreprises ont introduit les méthodes de management dans la gestion des salariés. Cette individualisation de la gestion salariale s’est généralisée dans toutes les entreprises. De même, les méthodes managériales de gestion du privé se sont implantées dans le service public, soumettant les fonctionnaires aux mêmes exigences de compétitivité et de rentabilité. La mission capitale d’intérêt général a été supplantée par la mission générale de l’intérêt du capital.

Par cette nouvelle politique de gestion salariale, le patronat a voulu briser la force collective des travailleurs, particulièrement dans les bastions ouvriers puissants et organisés. Il n’est pas surprenant que cette volonté de réorganisation de l’entreprise soit intervenue après Mai 68, dans le sillage des mouvements de luttes radicales massives engagées dans l’ensemble des pays industriels développés.

En effet, pour prendre l’exemple de la France, au lendemain de Mai 68, marqué par l’affirmation de la force collective des travailleurs illustrée notamment par l’augmentation des salaires et la politique participative des salariés dans la gestion de l’entreprise, le patronat, effrayé, a entamé sa revanche dès le début des années 73-74, à la faveur de la crise pétrolière, pour briser cette dynamique collective ouvrière.

Sous couvert d’autonomie, le patronat avait entamé progressivement la dissolution des collectifs de travail de leur puissance de frappe. D’abord, par l’instauration de petites unités de production censées mieux répondre à l’autonomie des salariés. Ensuite, par l’introduction de méthodes de management individuelles. Enfin, par la mise en œuvre de techniques de division salariale et d’éclatement professionnel opérés au moyen de la polyvalence et de la mobilité, occasionnant une profonde flexibilité du personnel.

Aussi, pour mieux soustraire le salarié à son assignation permanente à la même équipe de travail propice à la création de liens professionnels solidaires et combatifs, le patronat avait recouru à la méthode de la mobilité professionnelle au sein de la même entreprise. Pour parachever cette reprise en main totalitaire du patronat dans la gestion salariale, les entreprises avaient imposé également l’individualisation du contrat et de la carrière professionnelle. Notamment par l’instauration de l’entretien individuel, les primes individuelles, la grille salariale individualisée, le remplacement de la qualification par les compétences, etc. Toutes ces nouvelles dispositions se prêtent mieux à la gestion arbitraire définie par les méthodes managériales fluctuantes mises au service du patronat.

De fait, outre ces méthodes managériales, l’agitation récurrente de la menace des plans de licenciements et de délocalisation, le recours permanent à des intérimaires, la désintégration des liens interpersonnels entre salariés, ont conduit à rendre le travail plus difficile à supporter au plan psychologique. Par ailleurs, du fait du déplacement des capitaux privés, détenus jadis par un patron physiquement et géographiquement à proximité des salariés, vers un actionnariat mondialisé anonyme, la riposte ouvrière est devenue inopérante, donc rarissime.

De manière générale, si le taylorisme se fondait sur une logique collective prescriptive, le management moderne s’appuie, lui, sur une approche individuelle et subjective. Il fait appel à l’intelligence individuelle et à l’engagement subjectif du salarié pour optimiser la production. Cependant, l’introduction du management dans la gestion de l’entreprise n’a pas signifié la fin du taylorisme. Au contraire, l’entreprise capitaliste s’inscrit toujours dans la logique taylorienne. Car le taylorisme ne constitue pas seulement une technique d’organisation scientifique du travail matérialisée par la division rigoureuse des postes de travail, la définition des fonctions, la standardisation des tâches, le chronométrage, etc. C’est avant tout, dans une société divisée en classes, fondée sur l’exploitation du travail et l’extraction de la plus-value, une conception sociale capitaliste des fonctions déterminées par la contrainte et le contrôle afin d’assurer la soumission du salarié au procès de production. En fait, le management est la version modernisée du taylorisme poussé à l’extrême.

Cependant, si le taylorisme s’appliquait à l’ensemble du collectif travailleur pour mieux le soumettre aux impératifs du capital, le management moderne régente individuellement le salarié pour mieux l’intégrer à la logique du capital, à la culture de l’entreprise, à la logique salariale participative. Le management exige du salarié le déploiement optimal de sa subjectivité pour développer ses capacités productives en vue d’obtenir l’augmentation constante du rendement, notamment par l’élimination du gaspillage au cours de toute la phase de production (le fameux Lean management, gestion dégraissée, l’excellence opérationnelle). Avec le management, l’aliénation du salarié a été accentuée, acculée à son paroxysme.

Ainsi, la pulvérisation des collectifs de travail s’est-elle traduite par la précarisation et la déstabilisation des salariés, accentuées par la perte du sens et des repères professionnels collectifs traditionnels. Depuis trente ans, par la politique de management, matérialisée notamment par la réorganisation des entreprises, l’externalisation, la filialisation, les menaces de délocalisation, le patronat a distillé un terrifiant climat d’insécurité permanent parmi les salariés.

Force est de constater que créer l’insécurité de/dans l’emploi constitue un épouvantail efficace pour affaiblir la résistance des travailleurs, aux fins d’instiller l’instabilité psychologique parmi les salariés, pour briser leur confiance. Au reste, la coopération et la solidarité entre salariés ont été remplacées par la compétition.

« Il y a trente ou quarante ans, le harcèlement, les injustices existaient, mais il n’y avait pas de suicides au travail. Leur apparition est liée à la déstructuration des solidarités entre les salariés. », Christophe Dejours, (entretien publié par Le Monde du 14.08.09). Christophe Dejours décrit ainsi une caractéristique particulière de la souffrance au travail permettant d’expliquer l’expansion des suicides au travail : l’isolement du travailleur. La perte de la solidarité rend les travailleurs beaucoup plus vulnérables face au harcèlement, aux pressions managériale et patronale. Parmi les facteurs explicatifs du phénomène des suicides au travail Christophe Dejours cite la propagation de l’évaluation individualisée des performances introduite au cours de ces trois dernières décennies :

« L’évaluation individualisée, lorsqu’elle est couplée à des contrats d’objectifs ou à une gestion par objectifs, lorsqu’elle est rassemblée en centre de résultats ou encore en centre de profits, conduit à la mise en concurrence généralisée entre agents, voire entre services dans une même entreprise, entre filiales, entre succursales, entre ateliers, etc. Cette concurrence, lorsqu’elle est associée à la menace de licenciement conduit à une transformation en profondeur des rapports du travail. Elle peut déjà dégrader les relations de travail lorsqu’elle est associée à des systèmes plus ou moins pervers de primes.

Mais lorsque l’évaluation n’est pas couplée à des gratifications, mais à des sanctions ou des menaces de licenciement, ses effets délétères deviennent patents. L’individualisation dérive alors vers le chacun pour soi, la concurrence va jusqu’aux conduites déloyales entre collègues, la méfiance s’installe entre les agents. ». « Le résultat final de l’évaluation et des dispositifs connexes est principalement la déstructuration en profondeur de la confiance, du vivre-ensemble et de la solidarité. Et, au-delà, c’est l’abrasion des ressources défensives contre les effets pathogènes de la souffrance et des contraintes de travail. » (Aliénation et clinique du travail).

Christophe Dejours met en exergue cet élément parmi les méthodes d’asservissement et d’aliénation. Pour ce spécialiste de la psychopathologie au travail, la réussite de ces méthodes d’aliénation s’explique par le développement d’un climat de peur instauré au sein des entreprises, notamment la peur de la perte de l’emploi, particulièrement terrifiante dans un contexte de chômage massif.

Ces méthodes d’intimidation et de coercition psychique s’inscrivent dans le contexte du triomphe de l’idéologie libérale. Christophe Dejours a mis en lumière cette nouvelle souffrance au travail désignée sous le nom de « souffrance éthique ».

La souffrance éthique se caractérise par le conflit moral devant lequel est placé le travailleur devant les exigences de réalisation d’objectifs productifs et commerciaux intenables fixés par les chefs d’entreprise, induisant des conduites de tromperie dans l’accomplissement des tâches, souvent exécutées « malproprement » ou à contrecœur. Cette explosion de la souffrance au travail conforte l’analyse marxiste sur l’impossibilité de la diminution de la charge de travail dans le système capitaliste, en dépit des progrès technologiques. Car la tendance principale de l’économie capitaliste est l’extirpation toujours grandissante de la plus-value du travail salarié et non l’amélioration des conditions de travail. Pour preuve : la réduction de la durée de travail (le passage aux 35 heures en France), s’est traduite par l’intensification des cadences, la suppression des temps de pause, etc.

Au demeurant, parmi les mesures déstabilisatrices appliquées par les employeurs figure en premier lieu la généralisation du contrat à durée déterminée, contrat précaire. Cette précarisation a bousculé le rapport de forces entre travail et capital, désormais favorable au patronat. Vient ensuite la mobilité récurrente des postes, permettant au patron d’assurer leur domination par l’épuisement généré par ces mutations professionnelles internes intempestives.

Le salarié ne doit pas se sentir chez lui au sein de l’entreprise, voilà la nouvelle politique patronale. De même, la polyvalence est requise du travailleur. Avec la méthode managériale moderne, certes les salariés sont officiellement déclarés autonomes, mais dans les faits ils ne disposent d’aucun pouvoir de négociation, sinon le pouvoir de négociation dans la soumission pour aménager servilement leur assujettissement. Il en résulte, pour le salarié, un sentiment d’absence total de maîtrise sur le processus de production. Ce qui est l’objectif des employeurs : déposséder les salariés de tout contrôle professionnel, susciter la précarité subjective permanente.

Avec le management, nous sommes entrés dans la performance pathologique de l’aliénation. Aussi, l’accroissement dramatique de la souffrance au travail n’est pas la conséquence malheureuse et accidentelle de la politique managériale. Mais constitue en réalité l’objectif préalable principal de cette méthode managériale. Pour affirmer et affermir leur domination sur les salariés, les patrons ont décrété de recourir à ces bien nommées « Ressources Humaines » des méthodes managériales afin de répandre l’insécurité professionnelle parmi leurs salariés en vue de mieux les soumettre aux objectifs de production à réaliser sans protestations individuelles ni contestations collectives. Or, ces méthodes managériales ont des conséquences pathologiques graves sur de nombreux salariés et ont des répercussions sur la société tout entière.

 

Auteur
Khider Mesloub

 




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