20 avril 2024
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Jean Amrouche : le don d’asefru et la sensibilité de l’écorché vif

Mort le 16 avril 1962 à l’âge de 56 ans

Jean Amrouche : le don d’asefru et la sensibilité de l’écorché vif

Toute l’œuvre de Jean El Mouhoub Amrouche (poésie, essais, articles de presse, émissions radiophoniques,…) est écrite en français, mais, confessait-il, il ne « savait pleurer qu’en berbère ». Mais, depuis 1988, on a un accès direct au texte berbère qui lui a servi pour son recueil « Chants berbères de Kabylie« , publié en 1939. Ce texte original est dû à la réédition de ce livre par les éditions l’Harmattan, avec le texte berbère que lui a joint Tassadit Yacine. Cette belle et précieuse édition bilingue, réédité en 2012, a également bénéficié d’une courte, mais riche préface de Mouloud Mammeri. C’était quelques mois avant sa disparition en février 1989.

Mouloud Mammeri s’adresse ainsi à Jean El Mouhoub: « Ces vers que vous avez sucés avec le lait de Fadma Aït Mansour, vous avez été contraints de les rendre dans une langue étrangère. Ils essayaient à tâtons de rendre les échos qui résonnaient en vous autrement. Ils étaient beaux mais ils pleuraient l’exil (…) Je sais aussi que le français dont vous vous êtes servi, c’était aussi vous; vous ne l’auriez pas si amoureusement manié, si vous ne vous y reconnaissiez en partie mais, Jean, rappelle-toi, tu ne savais pleurer qu’en berbère ».

Les premiers ouvrages de Jean Amrouche, allant de 1934 à 1939, sont des recueils de poèmes. Cendres parut en 1934 aux éditions Mirages, à Tunis, dans une plaquette de 68 pages. L’auteur s’y révèle un grand poète racé, vigoureux et d’une esthétique fort élevée. « Amrouche a vécu dans le désarroi, le deuil impossible et les déchirements de l’histoire », écrit Tahar Ben Jelloun dans un article publié par le journal Le Monde.

« Sa religion s’appelle poésie » (Aimé Césaire)

Aimé Césaire, le grand poète martiniquais disparu en 2008, témoigne : « Sa religion s’appelle poésie (…) Il s’agit, au-delà des cruautés et des mensonges, de l’histoire d’être de la poésie. Pour cela, Jean Amrouche traverse par moments le verbe biblique pour s’enraciner dans une terre méditerranéenne acquise depuis les siècles à l’Islam« .

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A l’occasion de la publication, au milieu des années 1980, des textes de Jean Amrouche réunis sous le titre Lettres de l’absent, Ben Jelloun commente : « Ses Lettres de l’absent sont une douleur vive qui parle de l’enfant orphelin de père, de mère et de patrie. Il y est souvent question d’amour et de source jaillissante. C’est une sorte de journal de quelqu’un qui a tout perdu et se sent riche de tout ce qui est loin de son regard. Il attend pour reconquérir l’enfance et le poème nu ».

En 1937, il publie Étoile secrète, un recueil de poèmes de 100 pages aux éditions Mirages/Les Cahiers de Barbarie, à Tunis.

D’un poète :

(…) Et maintenant, voyez-le qui s’avance

Sa tête émerge parmi les étoiles

Avec ses cheveux de chaume qui rayonnent

Et ses larges yeux d’oiseau de nuit

Fermés de biais

Afin de mieux filtrer le monde endormi

Et son nez telle la proue d’un navire…’’

Son chef-d’œuvre du patrimoine oral, Chants berbères de Kabylie, fut publié en 1939 aux éditions Monomotapa (Tunis). Il s’agit de la traduction de poèmes kabyles chantés, transmis à l’auteur par sa mère, Fadhma Ath Mansour. Ce recueil de poèmes traduits en français continue en quelque sorte les travaux d’un même genre réalisés par des chercheurs ethnologues français ou par des autochtones comme Boulifa, comme il annonce les recherches qui seront faites ultérieurement par Feraoun, Mammeri…, dans le patrimoine oral kabyle. La particularité de l’ouvrage de Jean Amrouche est qu’on n’y trouvait pas, dans l’édition originale, le texte kabyle. C’est grâce aux efforts de Tassadit Yacine que la version kabyle est devenue disponible en même temps que le texte français. Lorsque la nécessité s’impose, l’intelligibilité du texte est assurée par des renvois (annotations) réalisés par T.Yacine.

L’envoûtement par la figure maternelle

Chants berbères de Kabylie est une œuvre majeure qui allie la sensibilité poétique exacerbée de Amrouche au legs séculaire et authentique de la culture kabyle que lui a laissé comme un testament sa mère, Fadhma Ath Mansour. Daniel Morella écrit à ce sujet : « Si l’on considère les premières publications, on constate que les Chants berbères de Kabylie constituent un moment cardinal de la réflexion de Jean Amrouche sur la poésie, l’oralité et l’écriture et pour sa prise de conscience politique ; réflexion qui, dans l’introduction aux Chants berbères, s’articule en trois axes liés les uns aux autres et motive le choix de présenter aux lecteurs francophones les chants kabyles en traduction.

La première motivation relève du poétique et du spirituel : Amrouche écrit que par la beauté et la pureté des chants kabyles en tant que création orale des hommes et des femmes qui « ont chanté à l’unisson du monde », on peut toucher à l’unité de la création et de l’être, dont on a été séparé par la civilisation. Le discours poétique et le souffle spirituel ont une portée universelle, mais le lecteur averti y retrouve très clairement la référence à l’histoire et à l’expérience personnelle de l’écrivain. On peut identifier cette référence dès le début de l’introduction : « La civilisation a trop souvent pour effet d’éloigner l’homme de lui-même, de dissiper un certain climat mental et affectif, celui de l’homme qui demeure proche de la terre et qui éprouve, avec la force d’une évidence première, le sentiment que lui-même et sa vie ne sont pas détachés de la vie cosmique ».

Le passage du particulier à l’universel est confirmé par le texte quand l’écrivain présente la douleur liée à l’absence (l’émigration) d’une pais spécifique, la Kabylie, comme une expression de la douleur existentielle de l’être humain. « La grande douleur de l’homme est d’être et d’être séparé…La mère qui nous a nourris de sa chair, la terre maternelle qui nous recevra, sont les corps qui nous rattachent au non-être, ou si l’on veut, à l’origine ineffable, au tout dont nous nous sentons cruellement séparés. Ainsi, l’exil et l’absence ne sont que les manifestations dans le temps d’un exil qui les transcende, d’un exil métaphysique. Par-delà le pays natal, par-delà la mère terrestre, il faut percevoir l’ombre faiblement rayonnante du paradis perdu et l’unité originelle« .

Dans ce passage, la figure maternelle joue un rôle essentiel dans le lien avec le pays natal, spécifique et historique, aussi bien qu’avec l’unité métaphysique de la création.

La motivation poétique, grâce au rôle central de la mère, s’entrelace avec un autre axe du discours : la dimension affective des chants kabyles et leur présentation en termes d’héritage chéri et privé de l’écrivain qui, par la collecte et la traduction, exprime ainsi l’amour porté à sa mère, personnification d’une tradition poétique ancienne et pure : « Je ne saurais pas dire le pouvoir d’ébranlement de sa voix, sa vertu d’incantation« , écrit Amrouche dans l’introduction.

Comme l’oiseleur dont parle métaphoriquement Malek Ouary-il capture les oisillons pour les mettre en cage-, Jean Amrouche a recueilli les chants kabyles de sa mère pour les mettre dans cette « cage » qu’est la langue française de peur qu’ils ne disparaissent à jamais. C’était aussi une tâche que s’est assignée sa sœur Taos en recueillant de sa mère des contes, des chants et des proverbes qu’elle a consignés dans le célèbre Grain magique.

Destin d’exil

Dans son introduction aux Chants berbères de Kabylie, Jean Amrouche relève l’importance et l’urgence qu’il y avait à fixer ces odes ancestrales. « Il fallait transcrire et traduire ces chants non seulement parce que leur survie tient au souffle de ma mère, mais aussi parce que le pays dont ils portent l’âme est frappé à mort…Déjà, les coutumes de mon pays natal perdent de leur vitalité. Déjà, la hiérarchie des valeurs, plus implicite qu’implicite, que suppose toute civilisation et nécessaire à l’éclosion d’un art, s’écroule. Le peuple kabyle avait pu garder ses franchises contre tous ceux qui l’avaient soumis. Il résiste mal à la victoire mécanicienne. Ses traditions meurent peu à peu, et avec elle, sa poésie. J’ai voulu contribuer à la sauver« .

Jean Amrouche disait que « le poète est celui qui a le don d’Asefru ». Dans les Chants berbères de Kabylie, tout en essayant d’être le moins infidèle possible en matière de traduction, le lecteur averti retrouvera la touche personnelle du translateur faite de magie vernale et de richesse métaphorique :

« Éboulez-vous montagnes,

Qui des miens m’avez séparé

Laissez à mes yeux la voie libre

Vers le pays de mon père bien-aimé.

Je m’acharne en vain à l’ouvrage

Mon cœur là-bas est prisonnier.

Paix et salut, ô mon pays !

Mes yeux ont parcouru des mondes

Ma vue est un orage de printemps

Dans les tumultes des neiges fondantes.

Mère, ô mère bien-aimée

Ah ! l’exil est un long calvaire !« 

Ces chants ont permis à Jean Amrouche une nouvelle immersion dans sa culture d’origine, les complaintes et les amours d’Ighil Ali, le pays paternel, et les airs ancestraux des Ath Douala, le pays maternel. « La replongée donne donc à la vie des individus à la fois profondeur et authenticité dans la mesure où ils sentaient confusément que, dans l’ordre existant, l’accession à une réalité sociale ne se pouvait faire qu’au prix d’un renoncement à soi, c’est-à-dire au prix d’une aliénation absolue » (Mouloud Mammeri, Poèmes kabyles anciens).

La voix de Fadhma Ath Mansour fait jonction avec la voix d’une terre et d’un peuple: « mais, avant que j’eusse distingué dans ces chants la voix d’un peuple d’ombres et de vivants, la voix d’une terre et d’un ciel, ils étaient pour moi le mode d’expression singulier, la langue personnelle de ma mère », écrit J. Amrouche, en ajoutant : « Elle chante à peine pour elle-même, elle chante surtout pour endormir et raviver perpétuellement une douleur d’autant plus douce qu’elle est sans remède, intimement unie au rythme des gorgées de mort qu’elle aspire. C’est la voie de ma mère, me diriez-vous, et il est naturel que j’en sois obsédé, et qu’elle éveille en moi les échos assoupis de mon enfance, ou les interminables semaines nous nous heurtions à l’absence, à l’exil ou à la mort « .

A N.M.

Pour aller plus loin : https://www.franceculture.fr/emissions/une-vie-une-oeuvre/jean-amrouche-cet-inconnu-1906-1962-0

Auteur
Amar Naït Messaoud, journaliste

 




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