26 avril 2024
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Kamal Hamadi raconte Slimane Azem, El Anka, El Ankis…

RENCONTRE

Kamal Hamadi raconte Slimane Azem, El Anka, El Ankis…

Nous poursuivons ici la série d’articles sur le chanteur compositeur Kamal Hamadi. Nous vous livrons ici la 2e partie d’un long entretien accordé par cet immense chanteur-compositeur à Mehenna Mahfoufi.

M. M. : Lorsque tu sortais à Alger, où aimais-tu aller ?

K. H. : J’avais beaucoup de temps, même si l’on travaillait du lever au coucher du soleil. Je fréquentais un café qui s’appelait « Café des sports ». Il était situé rue de Chartres – Casbah. Pendant la période du ramadhan, il y avait des musiciens qui animait les veillées nocturnes et j’allais écouter chaque fois que j’avais du temps. D’autre part, de temps en temps, à temps perdu, j’écrivais des poèmes, pour moi-même, en cachette.

Au café, il y avait des musiciens dont Saïd Lamari. C’est là que j’ai connu le jeune Mohand Rachid qui deviendra l’interprète de la fameuse chanson Ay afellah ikerrzen (« O paysan qui laboure ! ») que je lui avais composée en 1956.

Lui aussi y venait écouter les musiciens. En 1952, j’ai également connu Boualem Rabia qui était mon aîné. Il m’a dit qu’il était artiste. Il m’a présenté des photographies montrant qu’il jouait au théâtre de l’Opéra d’Alger… Je lui dis que moi aussi j’écris quelques poèmes… – Ah oui ! Comment ça, me dit-il ? Alors je lui lis quelques poèmes en arabe. Il me dit : – Justement ça tombe bien. Demain tu viendras me voir ici. Le lendemain il revient accompagné de Abdelkader Fethi, à qui je lis également quelques poèmes. En ce temps-là, comme beaucoup de jeunes, j’aimais énormément Farid El-Atrache. On allait régulièrement au cinéma. Chaque fois qu’un film égyptien sortait, on le voyait quatre ou cinq fois de suite.

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À l’époque il n’y avait pas de films kabyles bien entendu. Mon cousin Ali aimait beaucoup Mohamed Abdelwahab, Farid El Atrache, Leila Mourad. Dès qu’un nouveau film sortait, il me donnait 150 francs de l’époque et me disait : – Va au cinéma. Après la vision du film j’essayais dans ma tête de faire comme les Égyptiens. C’est donc ce genre de choses que j’avais lues à Boualem Rabia. À la suite de quoi, il me présente Abdelkader Fethi qui me dit chanter à la radio. À la radio, on chantait en direct accompagné par l’orchestre dirigé par Mustapha Skandrani. Il me dit : – Pas ce mercredi, mais l’autre je chanterai avec Latifa. Le moment venu, au Café des sports, on branche la radio sur la chaîne arabe et on entend Abdelkader Fethi chanter.

À partir du moment où Boualem Rabia m’avait 20 montré les papiers et les photos de l’Opéra, je ne dormais plus. Je ne pensais qu’à la création. J’avais hâte de le voir plus souvent pour lui montrer ce que j’inventais comme poèmes. Alors un jour Boualem me dit qu’il lui faut des chansons en kabyle, car il m’apprend qu’il est kabyle. On tournait dans les environs immédiats de la porte de sortie de la radio. – Il faut que je t’emmène chez Madame Laffage qui fait une émission enfantine (1), me dit-il. En fait, elle avait besoin de quelqu’un qui soit capable d’écrire des chansons pour enfants.

À ce moment-là il y avait déjà Mohamed Hilmi qui écrivait, mais peu de gens étaient capables d’écrire des chansons du genre. Madame Laffage me demande de lui écrire une chanson relatant le même thème que À la Claire Fontaine. Je lui propose alors une ou deux chansons. J’avais également un autre ami qui écrivait bien.

Il était lettré et enseignait en arabe. Et il était très bon poète. C’est mon ami Méziane Boucetta (2), à qui je rends hommage. Il était originaire de la région de Aïn El-Hammam. C’était un homme de grande valeur. Pour mes premiers poèmes j’avais peur qu’ils soient mauvais. Alors j’allais le voir et lui demandais conseil. Il habitait à El-Harrach (ex-Maison Carrée). Je lui offrais un thé et même lorsqu’il n’avait pas de temps à m’accorder, j’insistais tellement qu’il cédait et venait aimablement m’écouter. Il achetait des revues en arabe sur l’art, comme la revue Huna El Djazaïr. Il s’informait beaucoup.

De son côté il me lisait quelques-uns de ses poèmes. Alors je prenais mon courage à deux mains et lui lisais les miens. C’est là qu’il me montrait les faiblesses de certains d’entre eux. Il me conseillait de mettre des rimes riches et non pas des rimes pauvres (elqafya). Il me disait : – Il faut la rime, la mesure (el mizan). Je lui avouais que je ne connaissais pas l’arabe littéraire. Alors j’avais continué. Un jour j’écris une chanson en arabe pour Abdelkader Fethi, qui la chante à la radio quinze jours après.

A partir de ce moment-là je ne dormais plus. Un jour, Abdelkader, à qui j’avais écrit deux ou trois chansons en arabe, me voyant vivre tout seul à l’hôtel, mangeant au restaurant, m’invite à déjeuner chez lui, en famille. J’accepte l’invitation. Le lendemain, il avertit ses parents, qui habitaient rue Emile Maupas, et nous déjeunons ensemble. Au cours des échanges, j’entends sa mère parler en kabyle, son père parler en kabyle et lui-même leur répondre en kabyle.

Me voyant parler en arabe avec un fort accent montagnard, sa mère s’adresse à moi en kabyle. Alors je dis à Abdelkader : – Mais tu es kabyle ! Il me dit : – Non, non, mes parents oui… Je lui dis, tout de même, les belles musiques que tu fais, la belle voix que tu as… Il me dit : – Je ne connais pas bien le kabyle. Je lui propose aussitôt de lui apprendre et lui demande de chanter en kabyle. Je lui compose alors deux chansons.

Ensuite Boualem Rabia le présente à Saïd Rezzoug, le directeur de la section kabyle de la radio. Abdelkader Fethi enregistre les deux chansons en kabyle avec l’orchestre de Cheikh Nordine (populaire). Saïd Rezzoug est satisfait du résultat mais lui demande de former un orchestre « moderne », car il trouvait que ses musiques étaient modernes. Quelques mois après, Abdelkader réunit quelques musiciens dont Haroun Rachid, Malek Ahmed, Mhidine Guendouz et d’autres. Cet ensemble avait tenu jusqu’à l’indépendance. Haroun Rachid en était le chef d’orchestre. Mais celui-ci avait été arrêté pour ses activités militantes dans la guerre de libération et fut remplacé par Amari Mâamar (1925-1996). L’orchestre accompagnait Abdelkader Fethi, Karim Tahar, Ourida et d’autres.

M. M. : Est-ce que tu chantais à ce moment-là ?

K. H. : Non, pas encore. J’habitais à l’Hôtel des familles tenu par mon cousin Ali. Un jour Slimane Azem (1918-1983) y était descendu. C’est l’époque où il était venu faire le music-hall à la radio et entamer une tournée en Kabylie. Moi je l’admirais et le suivais partout où il allait et partout où il chantait. Un jour je l’aborde au café d’en face, rue de la Liberté, et lui demande d’écouter et de juger mes poèmes comme je l’avais fait avec mon ami Méziane Boucetta. Il accepte de m’écouter. Tremblant, je lui lis un de mes poèmes. Il me dit, avec un sourire amical : – Ce poème n’est pas de toi mon fils, tu es trop jeune pour écrire de la sorte. Ce poème n’est pas à toi. Peut-être, lui dis-je, toujours en tremblant devant ce grand maître qui avait alors un succès extraordinaire parce qu’il avait révolutionné la chanson kabyle. Quelques jours après, je le croise à l’hôtel et lui montre un autre poème. – Si tu es l’auteur de ce poème, c’est très bien, me dit-il. Mais j’ai quelque doute. Seul quelqu’un qui a de l’expérience, qui a souffert peut écrire un tel poème.

En fait, nous, on avait vécu dans la misère noire, alors l’expérience on en avait à revendre. À partir de là j’avais hâte de le voir plus souvent pour lui montrer mes compositions. Je cousais, c’était mon métier, mais je ne faisais que penser à la poésie. Un jour je sors du travail à midi et le trouve en compagnie de sa femme et d’un Monsieur que je ne connaissais pas. Je le guette de loin, et quand nos regards se sont croisés il m’invite à me joindre à eux. Je lui propose de lui dire un poème.

Alors il me dit franchement : – Tu sais, je ne crois pas que les poèmes que tu me lis soient de toi. Alors si je te proposais un sujet, serais-tu capable de le traiter en poésie ? Je lui dis oui. Il était en train de boire un apéritif. Et il se versait de l’eau. Il me dit : – Regarde cette bouteille, elle n’est ni pleine ni vide. Fais-moi un poème sur ce sujet. Alors toute la semaine je réfléchis, et je compose un poème relatant le sujet en question. A nouveau je le guette et finis par le trouver. Je lui montre le poème qu’il lit attentivement, puis me dit : – Si c’est bien toi qui as écrit ce poème, tu réussiras dans cette voie, j’en suis sûr !

M. M. : Ensuite vous vous êtes connus et fréquentés

K. H. : Oui, je l’ai connu et l’ai eu comme ami. De son côté Boualem Rabia m’avait emmené à la radio que je ne quittais plus. J’étais à l’émission enfantine puis évoluais dans le cadre des activités radiophoniques plus variées. Slimane Azem venait à la radio enregistrer ses chansons. Depuis les répétitions jusqu’à l’enregistrement je ne le quittais pas des yeux. Je regardais comment il chantait, comment il jouait de la guitare. J’étais là 23 lorsqu’il avait enregistré sa pièce de théâtre. Il avait animé un gala au stade du 20 août avec tous les chanteurs que j’appréciais énormément à l’époque : Abderrahmane Aziz, Sid-Ali Touri. Le stade du 20 août était bondé comme si c’était la coupe d’Algérie de football. Quand il chantait, la terre tournait autour de moi. Il était beau, il savait chanter. D’abord je n’avais raté aucun de ses galas, que ce soit à El-Harrach ou ailleurs…

Un jour, comme d’habitude, j’allais rendre visite à Méziane Boucetta, à El-Harrach. Celui-ci me montre l’affiche d’un programme dans lequel Slimane Azem devait chanter le samedi suivant. On avait pris des places. Après avoir chanté plusieurs chansons, il annonce au microphone : – Cette chanson, c’est la première fois que je l’interprète en public. Elle est nouvelle. C’était Afrux ifirelles («Petit d’hirondelle »). Après avoir chanté le prélude, stikhbar, il entonne la chanson et au moment de monter au couplet il tient la note longuement : là je tremblais, j’étais vraiment impressionné. C’était beau.

M. M. : C’était le premier Kabyle que tu entendais en concert, ce jour-là ?

K. H. : A Alger oui. Enfin non, il y avait Moh Akli, Amar Ouyacoub… Moh Akli et Saïd Lamari jouaient ensemble dans un café. J’y allais les écouter. C’est là qu’on les retrouvait, jouant du banjo. Mais ce qu’ils faisaient n’était pas tellement nouveau… Alors que Slimane Azem avait apporté quelque chose de neuf, de moderne pour la chanson kabyle qui n’arrivait pas à se faire sa place dans la chanson citadine algérienne des années 1940.

M. M. : Les concerts donnés dans les cafés avaient un autre cachet ?

K. H. : Pour moi ce n’était pas ce genre que je recherchais. Cela ne me touchait pas. Lorsque Slimane Azem arrive à la scène, le monde musical kabyle change radicalement. D’abord je ne pensais qu’à lui. A l’atelier de couture, tout en travaillant, je pensais à lui, à ses chansons qui nous avaient enthousiasmés. Puis on a découvert El-Hasnaoui. Avec Mohand Rachid on allait chez Aami Arezki, au Café des sports, au moment de la sortie de la chanson de Cheikh El-Hasnaoui Asmi nella d igwerdan (« Lorsque nous étions enfants »). On l’écoutait presque 50 fois par jour. On suppliait Aami Arezki de la passer et de la repasser, au point où un jour il nous dit : – Voilà, je vous laisse les clés de la boutique et vous faites ce que vous voulez !

M. M. : Quelle est la première chanson que tu as interprétée ?

K. H. : C’est-à-dire que moi, mon but était de devenir artiste. Que je chante ou écrive une pièce de théâtre… Je ne pensais qu’à l’art. Un jour j’ai chanté une chanson dans l’émission des amateurs (« Radio-Crochet »). Après j’ai fait d’autres chansons.

M. M. : C’était laquelle, si tu t’en souviens ?

K. H. : C’était : Aqlagh newhem (« Nous voilà interloqués »), une petite chansonnette. Un jour je suis allé voir le film de Farid El-Atrache. Moi, à l’époque, je pensais déjà à Slimane Azem et à ses compositions, quand il était à Alger… Dans la ville, partout où il y avait des Kabyles, on ne parlait que de Slimane Azem. À la radio on ne passait que ses chansons à longueur de journée, il faisait des galas, il faisait des tournées dans le pays… J’allais donc voir le film dans lequel jouait Farid El-Atrache, une, deux puis trois fois. Et voilà que je commence à réfléchir à faire quelque chose qui ressemble à ce que montrait le film. Je le pensais dans ma tête seulement. Alors je prends les chansons de Slimane Azem et j’écris un scénario avec leurs textes. Là A Moh a Moh, Nekk akkw ed kemm, et ainsi de suite… jusqu’à composer une petite pièce.

Puis un jour, on discutait à bâtons rompus avec Boualem Rabia et Abdelkader Fethi. Je leurs dis que j’ai écrit un film en kabyle. – Ah bon ! me disent-ils. Oui, un film dont je vois l’histoire ainsi : Un émigré en France… Du coup je leur lis le fameux scénario tel que je l’ai composé. Boualem me dit que c’est bien et qu’il faut le présenter à Saïd Rezzoug, responsable des émissions kabyles de la radio, pour le passer comme opérette. Je lui dis que j’allais le mettre au propre d’abord. C’est là que me vient l’idée de remplacer les paroles de Slimane Azem par les miennes. Ainsi, là où il y avait A Moh a Moh (« O Moh, ô Moh »), je mettais A Si Mezyan (« O Si Méziane ! »). Là où il y avait Nekk akkw ed kemm, je remplaçais par D i sin (« A deux »). Ainsi de suite.

 L’histoire traitait du thème de la richesse : l’un a de l’argent mais ne possède pas la santé, l’autre le contraire. Une fois mon travail fini, je le présente à Boualem Rabia qui me dit que se serait une opérette, une comédie musicale. Moi je ne savais pas ce qu’était une opérette et encore moins une comédie musicale. Boualem Rabia prend les textes et me présente à Saïd Rezzoug qui nous reçoit et écoute quelques extraits des paroles. Il me dit : – Et la musique comment est-elle ? Je lui dis que la musique serait composée par Abdelkader Fethi. Celui-ci réplique qu’il avait en effet composé la musique, alors que c’était faux. Mais enfin, pour mettre les choses en route rapidement, il dit avoir déjà commencé à composer la musique correspondante. Une semaine après Abdelkader compose la musique sur les paroles que je lui ai confiées.

L’opérette est programmée pour une tranche d’enregistrement. Quelques jours après, les interprètes sont choisis et commencent à répéter en studio. Moi il me fallait un pseudonyme, car j’avais peur du « qu’en-dira-t-on » des gens de mon village et de mes collègues de travail. Jusque-là on m’appelait Larbi, mon vrai prénom, mais pour passer à la radio, en tant qu’auteur, il fallait un nom d’artiste, un pseudonyme. C’est là que j’ai choisi un pseudonyme en fonction du nom de mes artistes préférés vus au cinéma.

J’aimais beaucoup Kamal Chenaoui et Aïmad Hamdi qui étaient les meilleurs comédiens égyptiens du moment. J’étais donc devenu Kamal Hamdi. En ce temps-là, le programme hebdomadaire de la radio, en arabe, en français et en kabyle, paraissait dans les journaux (Echo d’Alger et Alger républicain). Je travaillais à Souk El-Djemâa et j’habitais en face du marchand de journaux dont le kiosque était situé Place du Gouvernement, l’actuelle place des Martyrs. Je savais donc que mon opérette passerait tel jour.

Le kiosque à journaux ouvrait vers 4 h. du matin et moi, très tôt, je guettais l’arrivée du livreur. Dès l’ouverture du kiosque je descends et vais prendre un café au débit d’en face. Quand les journaux arrivent, j’achète un exemplaire. Je le consulte sur place et découvre mon nom avec grande effervescence. Je vois écrit : Dimanche opérette : Derray-ik a si Mezyan (« À toi de décider ô Si Méziane ! »), de Kamal Hamadi et Abdelkader Fethi. Il y avait une faute sur le nom Hamdi mais je l’ai gardé tel que. Je prends toute la livraison du jour et je paie. Le marchand qui s’en étonne me dit : – Tu vas les vendre ou quoi ? Je lui dis : – Ce n’est pas ton affaire. Je prends les journaux sous le bras et fais la distribution à tous les copains que je croise. Puis l’opérette passe à la radio. Mohamed Hilmi, Ourida, Abdelkader Fethi, Zahia Kherfallah y avaient joué. C’était de grands artistes.

Nous étions en 1954. J’étais âgé de 18 ans. Ensuite j’ai continué. Abdelkader Fethi qui, sur les conseils de Saïd Rezzoug forme son orchestre, interprète plusieurs chansons que je lui compose. Presque toutes les chansons qu’il a interprétées sont de moi. J’ai écrit en kabyle à Karim Tahar, Ourida, Mohand Rachid, Youcef Abdjaoui, Mustapha El-Anka. Nous étions jeunes, nous nous aidions.

M. M. : Quand avais-tu commencé à jouer d’un instrument de musique ?

K. H. : Je n’avais pas de quoi m’acheter un instrument. De temps en temps j’allais à la radio et trainais dans les studios. Quand je voyais un instrument posé quelque part, je le prenais et grattais un peu. Je m’essayais au luth de Mhidin Guendouz. Parfois c’était le mandole de Ahmed Tasloubia. Un jour on me conseille d’apprendre le solfège. On m’avait indiqué les cours dispensés par Amraoui Missoum, devenu le très grand compositeur et chef d’orchestre que nous connaissons. Je me présente à Missoum qui me fait payer 250 francs la leçon. Je me procure une petite mandoline pour apprendre le solfège. Missoum était toujours entouré de beaucoup d’amis.

Alors, chaque fois, je me présente et attends pendant qu’il discute, lit ou travaille sa musique. Lui-même prenait des cours de musique chez Mohamed Triki, musicien tunisien installé à Alger. Mohamed Triki était chargé de cours de musique au Théâtre sis 7, rue du Lézard, Alger. C’est lui qui avait fait prendre conscience de l’existence du quart de ton aux Algériens dès 1949.

Au bout d’une heure, Missoum s’en va. Je lui dis : – Cheikh, et ma leçon ? Il me répond : – Mais tu viens d’entendre tout ce qu’on a dit. Tu as donc appris. Du coup, après quelques cours, je ne suis plus retourné chez lui. J’avais acheté un luth chez Abdelkrim Lehbib. Mais il n’était pas de bonne facture et ne sonnait pas bien. Ensuite, j’ai opté pour la guitare et j’ai commencé à mieux jouer. Après la première opérette j’en ai écrit d’autres, ainsi que des sketchs. Un jour Ahmed Brahimi – frère de Mohamed Hilmi – viens me voir et me dit que Saïd Rezzoug me cherchait. Je tremblais à l’idée de savoir ce qu’il me voulait.

En fait, il m’avait demandé d’écrire un sketch. Je l’écris et le lui présente à la lecture. Il me dit qu’il n’avait pas besoin de le lire : – Ce n’est pas la peine que je le lise, car tes sketchs à toi sont toujours biens. Alors j’étais gonflé à bloc. Tu imagines un monument comme lui te dire que ce que tu fais est bien ? J’étais très honoré.

M. M. : Ensuite tu es venu en France ?

K. H. : Non. Avant de venir en France en 1959, j’ai d’abord beaucoup écrit : des opérettes, des pièces plus ou moins longues, des chansons… qui passent encore aujourd’hui à la radio. J’avais commencé une vraie carrière.

M. M. : Comment s’était faite ta rencontre avec Cheikh El-Anka…

K. H. : A la radio j’animais une émission avec Nabila, intitulée Poèmes et mélodies. Il s’agissait de choisir une chanson et de composer un poème de même veine que celui de la chanson. A ce moment-là la radio disposait d’un seul studio. C’est là qu’on enregistrait les chansons, les pièces de théâtre, qu’on faisait du direct, etc. Alors le mardi je croisais systématiquement Cheikh El-Anka. Un jour j’enregistrai un poème qui allait avec la chanson programmée. El-Anka venait et attendait son tour pour disposer du studio. Il a entendu mon poème qui lui plût beaucoup. Quelque temps plus tard, il me dit : – Mon fils, de qui sont les poèmes que tu dis dans ton émission ? Ils sont de moi, lui dis-je.

Alors il me propose de composer un poème en réponse à celui fait en arabe par son fils Mustapha intitulé : Abi ya abi (« Mon père, ô mon père ! »). Je lui dis d’accord. La semaine suivante je lui présente un poème en arabe. Il le lit et me dit qu’il lui plait et le met dans sa poche. La semaine suivante, il m’appelle et me demande si j’étais capable de l’écrire en kabyle, tirant argument du fait que la maman de Mustapha ne comprenait pas l’arabe. Ainsi est née la chanson A mmi aazizen («O mon fils bien-aimé ! »). Il en a gardé le texte assez longtemps avant de l’enregistrer pour la maison Dounia, en janvier 1957.

Je me souviens qu’on avait enregistré au salon de l’Hôtel Aletti avec du matériel portable. Ce jour-là Abdelwahab Abdjaoui avait enregistré A bbelyazit (« Fils de coq »), la fameuse chanson immortelle faite en duo avec Cheikh Sadek Abdjaoui. Fadila Dziria avait également enregistré.

En 1957, il y avait le couvre-feu. C’était la guerre. Alors j’avais fini la nuit sur place. Cheikh El-Anka, en enregistrant A mmi aazizen, avait tiré son mouchoir pour essuyer une larme. J’étais très impressionné.

Comment avais-je pu faire craquer un tel monument ? me suis-je dis. J’en avais tremblé de tous mes sens. Ensuite, je lui avais écrit beaucoup d’autres chansons. Comme il tardait à les enregistrer, je les ai proposées à d’autres. D’ailleurs, il était vexé. Car, entre-temps, j’avais composé Ay axalaf n erreman (« Rameau de grenadier »), chanté par Boudjemâa El-Ankis. Elle avait eu beaucoup de succès. Alors j’ai proposé à d’autres les chansons destinées à Cheikh El-Anka, qui me l’a reproché ensuite. Je lui ai expliqué qu’ayant tardé à les chanter, je les avais naturellement proposées à d’autres. Alors il s’explique et me dit : – Je n’ai pas eu le temps ! Si je chantais tout ce que l’on me propose et tout ce que j’ai moi-même en chantier je n’en finirais jamais.

M. M. : Comment s’est produit le trafic des ligatures de la guitare qui t’avait permis d’obtenir des micros tons ?

K. H. : J’ai acquis plusieurs petites guitares. Et un jour, j’ai acheté une vraie et bonne guitare qui est encore chez moi d’ailleurs. Alors je jouais des chansons. Bien entendu, on m’avait montré comment accorder l’instrument. Mais, certaines notes que je jouais ne sonnaient jamais comme il fallait. Je jouais sur la case mi bémol, ce n’était pas çà, sur mi bécarre non plus.

Dans certaines chansons kabyles, comme Ah erras tili (« Procure-lui de l’ombre »), il y a des micros tons, qu’on appelle communément quarts de tons. Surtout que je jouais beaucoup de chansons de Farid El-Atrache, truffées de quarts de tons. Quand je discutais avec un musicien pour lui dire que ma guitare était fausse, il m’expliquait qu’elle était juste, mais que je ne pourrai pas jouer certaines chansons qui ont le quart de ton.

Pour ces sons il te faut un luth arabe ou un violon, me disait-il. Un jour j’étais en train de coudre dans l’atelier et je réfléchissais à cette histoire de micro ton. Il me vient alors l’idée de prendre un lacet de chaussure et de le placer en travers d’une case de ma guitare de sorte à diviser l’intervalle d’une case en deux.

Et en effet, cela permettait d’obtenir le fameux quart de ton. J’essayais alors de jouer les chansons que je ne parvenais pas à faire auparavant. Je trouvais que cela sonnait mieux. Alors je me suis rendu chez Colin, le luthier qui m’a vendu la guitare en question, et lui ai demandé de me fabriquer une guitare avec des frettes supplémentaires. Il me dit : – Mais mon fils, elle fera des fausses notes. Tu vas massacrer ta guitare. Je dis que non et lui demande de le faire. Ce qui fut fait. À partir de ce jour-là tout le monde s’est mis à faire du quart de ton. (A suivre)

M. M.

Lire la 1re partie : https://lematindalgerie.comkamal-hamadi-scouts-nous-chantions-ekkr-mmi-s-u-mazig

Renvois

1. Cette émission enfantine de la radio de langue kabyle avait été initié par Malek Ouary. Ce n’est qu’une fois lancée et le succès avéré que Madame Laffage a demandé à l’animer elle-même. (Information obtenue de Malek Ouary, communication personnelle).

2. Le regretté Mohand-Améziane Boucetta était originaire de Ighil-Igoulmimene (Haute-Kabylie).

Auteur
Mehenna Mahfoufi

 




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