22 avril 2024
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La Kabylie, cet éternel fief du militantisme et de la résistance…

REGARD

La Kabylie, cet éternel fief du militantisme et de la résistance…

La Kabylie fut, de tout temps, un bastion de lutte contre toutes les formes d’invasion extérieure et de colonisation. Cette caractéristique étant, peut-être, en rapport, d’un côté, avec son relief montagneux, si accidenté et d’accès difficile, et de l’autre, à la bravoure d' »une population résistante », prête à tout pour défendre son honneur, sa langue, ses us ainsi que ses coutumes, sa culture, sa dignité, etc.

Le philosophe Albert Camus (1913-1960) qui, dans son célèbre reportage, « Misère de la Kabylie », publié en 1939 dans Alger Républicain, a limité le destin de cette population-là au « labeur et à la contemplation », donnant par-là, selon ses propres mots, « des leçons de sagesse aux conquérants inquiets », en un mot, une population passive et soumise, ne s’était-il pas trompé de diagnostic sur le sens de l’histoire? C’est, à n’en point douter, le cas de le dire. D’autant que, loin d’être « un pacifiste delphien apollinien », descendant direct du Grec antique (la description est toujours camuséenne), le paysan kabyle, aux antipodes du « bouillonnant spartiate dionysiaque » (un va-t-en-guerre), est habité par un fort désir de justice, et surtout de révolte. C’est, au demeurant, le sens premier que l’écrivain Mouloud Mammeri (1917-1989), aurait donné à « la kabylité », en ce qu’elle est attachement viscéral à la terre-mère, avec tout ce que cela peut induire de passions, de tumultes et de révoltes.

Si Mouloud Mammeri, en anthropologue du terroir, connaisseur de sa société d’origine, avait reconnu comme Camus que la Kabylie est miséreuse, il n’en restait pas moins dubitatif, voire suspicieux sur ce qualificatif de « sage et soumise » que lui a collé, de façon aussi arbitraire qu’incompréhensible, le fils du quartier de Belcourt. D’ailleurs, dans son roman « La Colline oubliée », édité en 1952, lequel s’apparente plutôt à un récit sociologique des mœurs et des coutumes de la Kabylie, il a mis en scène « Ouali », un bandit d’honneur, poursuivi par l’administration coloniale parce qu’il incitait les siens à la révolte, et parce qu’il défiait l’ordre établi (le colonialisme), tout en se substituant à ses juridictions pour se faire lui-même le justicier. Tasga, le village où se déroule l’histoire de ce roman-là, est dépeint avec des mots qui expriment toute la laideur de la colonisation. 

Nul besoin, sans doute, d’évoquer également ici Mouloud Feraoun (1913-1962), lequel, une année auparavant, a effacé complètement le colon du décor romanesque de son oeuvre « Le Fils du pauvre », pour laisser s’exprimer la voix de celui que l’on considérait alors comme Indigène, donc, sous-homme, sans-voix, sauvage, inculte, barbare, en dehors de la civilisation des « roumis (Français) civilisateurs ».

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Dans cette fresque littéraire autobiographique, où la violence faisait tellement rage, Feraoun a disséqué de l’intérieur, comme l’aurait fait Mammeri plus tard, son milieu de vie rural, en mettant aux prises les fameux « çoffs » (les lignées de ceux d’en haut « les nobles »et de ceux d’en bas « les pauvres », en perpétuel lutte pour le pouvoir symbolique dans la société kabyle).

Cette guerre des clans et des familles, souvent sur fond de litiges terriens et d’héritage, donne la mesure de l’importance de la terre aux yeux du Kabyle : terre-mère, terre-nourricière, terre-refuge, terre-honneur, terre-dignité (nif comme on dit), terre du cœur et d’esprit. Feraoun et Mammeri, s’ils témoignaient de fait de la misère dans les villages et dans tout le pays sous la colonisation française, n’en démentaient pas moins les vues toutes subjectives, partiales et faussement naïves de Camus.

Il en allait de même pour Jean Amrouche (1906-1962), pour qui, Jugurtha (160-104 av.J.-C), le célèbre aguellid (roi numide) insoumis contre l’autorité des Romains, est un symbole vivant de la lutte anti-coloniale, en renaissance cyclique sur la terre des Berbères. Si cette figure historique « tutélaire » hantait l’oeuvre amrouchéenne jusqu’à l’obsession, c’est parce qu’en poète « kabyle », révolté lui-même de sa condition de Chrétien minoritaire sur sa terre natale, Jean El Mouhouv Amrouche se projetait, presque inconsciemment, dans la peau de son ancêtre berbère rebelle, ayant tenu la dragée haute aux envahisseurs/usurpateurs romains. En tout cas, il y a, chez la plupart des écrivains de cette région, une sorte de permanence d’une culture ancestrale dont les racines se perdent dans la nuit des temps. Toutefois, cette permanence s’est laissée fondre sous différentes facettes, avec les phénomènes d’émigration et du métissage culturel, voulus ou forcés fussent-ils. Bien entendu, l’émigration ne devrait pas être exclusivement comprise dans mon propos, sous son aspect géographique, mais aussi linguistique et culturel.

Le poète Malek Haddad (1927-1978) n’a-t-il pas dit un jour que la langue française était son exil? Et si l’on ne parle que du versant géographique de l’émigration des Kabyles en métropole, nous remarquerons vite leur particulière touche dans l’émergence du Mouvement national. Leur exil en France, au tout début du XXe siècle, ne fut-il pas, en quelque sorte, une maturation patriotique au long cours de l’Algérie « révolutionnaire » des années 40-50 ? Rappelons, à cet effet, que l’Etoile nord-africaine (ENA) qui fut créée en 1926 par Amar Imache (1895-1960), était formée, en majorité, de larges contingents de travailleurs kabyles en Hexagone.

D’après le chercheur et linguiste Abdeslam Abdenour, sur ses vingt-deux membres fondateurs, dix-neuf étaient des Kabyles, (soit plus de 90% de sa composante). Ce qui a amené certains historiens français à dire qu’il aurait mieux valu l’appeler « l’Étoile kabyle »! (1

) Or, l’une des énigmes insolubles de cette époque-là, c’était que le premier président de l’ENA ne fut autre que Abdelkader Hadj Ali (1883-1957), un arabophone d’Oranie, et son successeur, Messali Hadj (1898-1974), un arabophone de Tlemcen. N’y avait-il pas derrière cette désignation de non-berbérophones à la tête d’un parti, à forte majorité berbérophone, comme l’ENA, une volonté manifeste de rassemblement et d’union de l’Algérie plurielle, dans toute sa diversité et ses composantes sociologiques? Ironie du sort, au milieu des années 1930, quand Imache aurait contesté la dérive idéologique « arabisante » du parti sous la férule de Messali, il s’est retrouvé isolé dans le parti dont il fut le fer de lance. Il fut même, d’après le chercheur Yassine Temlali, chahuté par l’assistance aux cris de « Vive Messali !. Il en fut ainsi, hélas, même dans son propre village natal! (2) Et n’en parlons pas des dégâts collatéraux de « la crise anti-berbériste », si l’on ose le mot ici, de 1949, insidieusement fomentée au sein du parti PPA-MTLD, pour éliminer les figures-phares de la Kabylie, des postes de responsabilité, en empêchant l’Algérianité des Algériens de s’accomplir en bonne et due forme.  

Tout cela prouve que cette région, la Kabylie, fut le moteur de notre épopée collective, et le cœur palpitant de l’Algérie. Le paysan kabyle, bien que « symboliquement » détruit et, matériellement spolié de ses biens par la machine coloniale, a su se montrer vaillant, en refusant aux colonisateurs le rôle d’acteurs dans son propre récit historique.

En rétrospective, ce fut cette opposition kabyle farouche à l’envahisseur français qui a poussé le Cardinal Lavigerie (1825-1892), à recourir aux services de l’Eglise catholique pour bien pacifier ce fief de résistance dont la réputation de « pugnacité » a dépassé les frontières, une décennie seulement après la défaite à Icheriden, en 1857, de la résistante Lalla Fatma N’soumer (1830-1863). Cette stratégie douce d’assimilation n’avait été, pour rappel, adoptée par les colons, qu’après qu’ils aient acquis la conviction que la Kabylie est un fief de résistance indomptable.

L’oeuvre de charité qu’aurait entretenue Charles Lavigerie ne visait, en réalité, que la destruction des zaouïas, les cellules actives combien efficaces, de la résistance anticolonialiste en Kabylie. Par ailleurs, le Cardinal a essayé, au nom de la foi catholique, de miner le pluralisme ethnique et culturel qui caractérisait cette région-là, mais aussi toute l’Algérie. En remontant le fil de l’histoire, nous constatons, si l’on se fie bien aux écrits du Bénédictin Don Diego de Haedo, (un historien né au milieu du XVIᵉ siècle), que l’Algérie fut un pays du multiculturalisme et du multiconfessionalisme par excellence. A titre d’exemple, la ville d’Alger recensait, à elle seule, en 1580, c’est-à-dire durant le protectorat turc, environ 25.000 Chrétiens sur une totale de population avoisinant 60.000 habitants. De même, elle possédait cent mosquées, zaouias, chapelles et synagogues! La moitié de sa population est composée de Turcs et de Maures au nombre de 25.000 qui se répartissent en 12.500 Algérois d’origine « baldi », c’est-à-dire « citadine », près de 6.000 Morisques réfugiés d’Andalousie, ou de Grenade (Mudejares, Andalous), ou du triangle Valence-Catalogne-Aragon (les fameux Tagarins), 3.500 Kabyles et un nombre indéterminé d’Arabes, peut-être 3000, et 5.000 Juifs. Quelle extraordinaire diversité! Ce melting-pot culturel, combien riche, ne diffère en rien des autres régions d’Algérie, telles que Béjaia, Oran, Tlemcen, Constantine, pour n’en citer que ces quatre villes-phares du métissage culturel en Méditerranée. Mais, trois siècles plus tard, soit au tout début de l’année 1867, le Cardinal Lavigerie, bien installé à la place de Mgr Pavy, aurait annoncé son intention de faire retourner toute l’Algérie dans le giron de l’Eglise catholique, avec comme dessein inavoué : « L’évangélisation de la Kabylie ».

Mais pourquoi spécialement la Kabylie? Tout simplement parce que le Cardinal savait bien qu’en trois siècles d’occupation-protectorat turc de l’Algérie (le débat n’est pas encore tranché sur cette question-là), les Ottomans n’ont jamais mis le pied en Kabylie! A cet effet, il y a créé « l’Association de Notre Dame d’Afrique », et y a installé les structures des « Pères Blancs » et des « Sœurs Blanches ». S’abreuvant aux sources de l’anthropologie coloniale et ayant bien étudié le comportement ainsi que les affects des autochtones, ces structures de missionnaires ont adopté le rythme de la modeste vie de ces derniers. La langue berbère (Tamazight) fut un ressort pour ces Catholiques-là pour pénétrer la société kabyle, en profitant des conséquences désastreuses de la révolte des Bibans du bachagha El-Mokrani (1815-1871), avec des milliers d’orphelins laissés à l’abandon. Et puis, il y eut aussi la dette de la guerre dont certaines tribus ruinées devaient s’acquitter à l’égard de l’armée française. A ces deux facteurs, s’ajoute la famine et surtout l’épidémie de la peste qui s’est abattue sur la région en 1867-1868. Phénomène ayant causé la mort de plus d’un demi million d’habitants.

Sautant sur l’occasion, Lavigerie a recueilli ces foules d’orphelins pour les faire sortir de leur misère matérielle, forçant ces derniers à laisser la religion de leurs ancêtres pour embrasser celle des missionnaires. A Ighil Ali, en Kabylie, la famille des Amrouche en fut un modèle. Ayant bénéficié du soutien des Catholiques, celle-ci s’est convertie au Christianisme.

Le récit autobiographique « Histoire de ma vie » de Fathma Ait-Mansour Amrouche (1882-1967), la mère de Jean et de Taos, en est édifiant. Certains historiens racontent aussi que dans la région de l’Atteuf (Ghardaia), il y eut des mariages arrangés entre orphelins et orphelines kabyles, sous les auspices de l’Eglise catholique. « Nous aurons là, dans quelques années, écrit à ce propos Lavigerie, une pépinière féconde d’ouvriers utiles soutiens, amis de notre colonisation française, et disons le mot : d’Arabes chrétiens. Ces pauvres enfants, instruits par nos paroles, par nos exemples…demandaient eux-mêmes un jour le baptême. » (3)

Rien à rajouter, à vrai dire. Le projet de la colonisation spirituelle de l’Algérie fut bien tracé d’avance. Semblable en bien des points à celui de l’Amérique Latine où l’évangélisation quasi utopique des autochtones par les adeptes du prêtre dominicain Bartolomé de Las Casas (1474-1566), a obéi à la logique purement colonialiste des Conquistadors sanguinaires « Hernan Cortes » (1485-1547) et « Francisco Pizarro » (1475-1541), l’opération d’évangélisation de la Kabylie a servi, elle aussi, en quelque sorte, les desseins malveillants des colons, pour mettre à genoux la Kabylie insoumise. « Il faut relever ce peuple, écrit encore Lavigerie en 1870, il faut cesser de le parquer dans son Coran comme on l’a fait trop longtemps par tous les moyens possibles […] Il faut que la France lui donne …lui laisse donner l’Evangile, ou qu’elle le chasse dans les déserts, loin du monde civilisé…Hors de là, tout sera un palliatif insuffisant et impuissant. » (4).

Cette prise de position n’épouse-t-elle pas celle d’un certain Victor Hugo (1802-1885), esprit éclairé de la France monarchique et impériale, lequel lors d’un débat avec le général Bugeaud en 1841, a dit la chose suivante : « Je crois que notre nouvelle conquête – l’Algérie- est chose heureuse et grande. C’est la civilisation qui marche sur la barbarie. C’est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. Nous sommes les Grecs du monde, c’est à nous d’illuminer le monde. Notre mission s’accomplit, je ne chante qu’Hosanna. Vous pensez autrement que moi c’est tout simple. Vous parlez en soldat, en homme d’action. Moi je parle en philosophe et en penseur. » (5)  

Bref, le passé glorieux de la Kabylie parle pour elle et pour ses descendants aujourd’hui. C’est une région qui a tout donné à la mère-patrie et n’a presque rien reçu en retour. Et ce n’est pas la confrontation stupide des récits identitaires, faite de reniements et de coups bas ourdis par une poignée d’arabo-baâthistes et d’intégristes en perte de repères, qui va confirmer le contraire.

Les multiples escales démocratiques ayant jalonné l’histoire post-indépendance de l’Algérie, en particulier « Le Printemps Berbère » de 1980 et « Le Printemps Noir » de 2001, et ayant pour point de départ la Kabylie, n’ont-elle pas mis en mouvement un pays frappé par l’inertie et verrouillé par l’autoritarisme de rentiers sans scrupules ? Il est grand temps que l’Algérie se réconcilie avec elle-même et fasse son autocritique de façon rigoureuse, en ralliant au même mot d’ordre tous ses enfants, dans leur diversité. La démocratie est un long processus de luttes et de sacrifices, dont la ligne cardinale serait, sans l’ombre d’un doute, la mobilisation collective et sans exclusive aucune, de toutes les forces progressistes, pour un idéal commun, dans le consensus et le compromis. Ce compromis historique qui exige un grand pouvoir de discernement et de bon sens de la part de ces « élites », les nôtres, lesquelles semblent déserter, de nos jours, l’arène des débats pour des raisons diverses, sans qu’elles n’avancent  hélas aucun engagement solennel en faveur de la patrie, devrait se faire devant le peuple, pour lui, et seulement pour lui.

Le récent retour de 24 crânes des résistants populaires, longtemps exposés dans un musée à Paris, comme autant trophée de guerre par l’ex-puissance coloniale, après près de 171 ans de leur départ en cadavres, de leur terre patrie, rappelle ce moment crucial de communion patriotique. Et c’est à ce devoir de mémoire, de fraternité, d’union et de solidarité que les Algériens devraient s’atteler dorénavant, s’ils ont bien l’intention de construite un projet de société solide. L’Algérie a besoin de tous ses enfants, décidément!   

Kamal Guerroua.  

Notes de renvoi

1.C’est ce que pense, par exemple, l’historien français Roger Le Tourneau (1907-1971).  

2.Yassine Temlali, « La Genèse de la Kabylie : aux origines de l’affirmation berbère en Algérie 1830-1962 », Préface de Malika Rahal, éditions La Découverte, Paris, 2016.

3.Cardinal Lavigerie, Lettre pastorale au directeur des écoles d’Orient, 6 avril 1868. 

4.Propos de Lavigerie, cités par M. Kaddache et D. Sari, L’Algérie dans l’histoire, éditions OPU-Enal, Alger, 1989. 

5.Gilles Manceron, « Marianne et les colonies, une introduction à l’histoire coloniale de la France », éditions La Découverte, Paris, 2003.
 

Auteur
Kamal Guerroua

 




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