8 mai 2024
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La reconnaissance de Yennayer : symbole de l’amazighité renaissante  

DECRYPTAGE

La reconnaissance de Yennayer : symbole de l’amazighité renaissante  

Yennayer est une date-phare du combat au long cours pour la reconnaissance du fait Amazigh en Algérie, voire dans toute l’Afrique du nord et au-delà. Le Berbère est d’abord un fait de résistance plusieurs fois millénaire, structurant l’identité profonde des peuples de cette région.

Les héros et héroïnes berbères (Massinissa, Jugurtha, Kahina, Koceila, Fadhma N’soumer… et la liste est longue) incarnent tous l’esprit de résistance ; une résistance plurimillénaire parfois  écrasée et quelquefois triomphante. Depuis le printemps berbère d’avril 1980, la célébration de Yennayer connaît un net regain d’intérêt. Ce qui donne lieu tous les ans à un dîner copieux (Immensi n’Yennayer) à base, selon les régions, de couscous avec du poulet et légumes secs, chakhchoukha au poulet, seksou s’uchedluh (leqdid) (viande séchée)… en  signe de bon augure pour que la saison soit pluvieuse, la terre fertile et les récoltes abondantes.

Cette fête renvoie aux cultes païens, c’est-à-dire aux croyances liées à la paysannerie, au culte des saisons… Yennayer est fêté le douze janvier de chaque année, il marque le jour de l’An du calendrier agraire, utilisé depuis l’antiquité par les habitants d’Afrique du nord. 

La fête de Yennayer est marquée par certains rituels auxquels les populations rurales, notamment, sont attachées, comme la coupe de cheveux aux enfants, le nettoyage des maisons, l’accueil du nouvel An avec des vêtements et des ustensiles neufs, (changement des Inyen el kanun, soit les pierres du kanoun, l’âtre)…

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Fêtée quasiment dans toutes les régions d’Algérie y compris la diaspora algérienne en France, au Canada, États-Unis… de nombreuses manifestations culturelles sont ainsi organisées à cette occasion : galas artistiques, conférences, tables rondes, émissions de TV… Et c’est l’occasion pour de nombreuses associations du mouvement culturel berbère ou Amazigh de renouveler une revendication ancienne : celle de la reconnaissance officielle du premier  jour de l’an Amazigh comme fête nationale.

Les luttes du mouvement associatif et culturel sont couronnées de succès puisque Yennayer est fêté officiellement depuis trois ans. Sa consécration officielle par le chef de l’État déchu lors du Conseil des ministres du 27 décembre 2017, comme journée chômée et payée à partir de 2018, au même titre que le premier Jour de l’An Hégire et le nouvel an chrétien, n’est que justice rendue et l’aboutissement légitime de plusieurs décennies de luttes. 

Historiquement, c’est au regretté militant des Aurès, Ammar Negadi (décédé à Paris en décembre 2008), précurseur du militantisme berbérisant dans les Aurès, que revient l’honneur d’avoir proposé, entre autres, au cours des années 1970 au sein de l’Académie berbère à Paris la transcription du tamazight par l’utilisation de l’alphabet tifinagh ainsi que la date zéro du calendrier berbère, dont il est l’inventeur. Pour ce faire, il choisit l’an 950 av. Jésus-Christ correspondant à l’intronisation du Roi berbère Chachneq (Shechong), pharaon d’Égypte, qui réunifia ce pays, conquit la Palestine et fonda la XXIIe dynastie qui régna sur l’Égypte jusqu’à l’an 715 av. J.-C.

Cet événement ainsi que le roi Chachneq apparaissent bien dans la Bible sous le nom de Sésaq et Shishaq en hébraïque. 

L’idée d’Amar Negadi a, sans doute, germé grâce à la mémoire collective de sa région natale, les Aurès, qui continue à présent à désigner Yennar ou Yennayer par l’expression berbère « Ass n’ferraûn », soit littéralement « le jour du Pharaon ». Amar Negadi s’était lancé, dès lors, à corps perdu dans des recherches sur l’histoire de ce Pharaon berbère et plus généralement sur l’histoire des Berbères, ce qui lui a permis de constituer un fonds documentaire de plus de 1500 ouvrages qu’il offrit à la bibliothèque de sa commune Tamarwant (Marwana) dans la wilaya de Batna. À cause de la bureaucratie et l’hostilité que suscite parfois cette question, ce fonds n’est a priori pas réceptionné.      

La reconnaissance officielle de cette fête célébrant l’entrée, sous d’heureux auspices, dans la nouvelle année participe d’un processus long mais inexorable d’appropriation d’une histoire, d’une langue, d’une culture et d’un patrimoine commun à tous les Nord-Africains, injustement combattus et reniés.

Massinissa battait monnaie près de deux siècles avant Jésus-Christ, et le droit de battre monnaie, faut-il le préciser, est l’un des droits souverains les plus fondamentaux d’un État.

La reconnaissance officielle de Yennayer et, plus généralement, de tamazight a connu plusieurs phases : après sa négation pendant plus de trois décennies, l’on est passé en un laps de temps relativement court de la création du Haut-commissariat à l’amazighité par décret du 27 mai 1995 au statut de langue nationale accordée à tamazight suite à la révision constitutionnelle de 2002 à celui de langue nationale et officielle acquis à la faveur de la modification de la constitution en 2016. Et mieux, la Constitution révisée en 2020 a établi un nouveau degré dans sa sécurisation juridique en l’élevant au rang de constante nationale, c’est-à-dire au rang de principe immuable, intangible, insusceptible de modification constitutionnelle. 

C’est souvent une certaine interprétation spécieuse de l’islam qui est mobilisée pour lui contester toute légitimité. Pour la majorité des ûlama, théologiens, historiens officiels, islamistes en tous genres… l’islam est l’alpha et l’oméga de l’histoire des Musulmans, notamment en Afrique du nord. L’histoire antérieure à l’avènement de l’islam est qualifiée en toutes lettres de djahilia, soit l’âge de l’incivilisation, de l’obscurité, des ténèbres… au mépris des civilisations syriaque, perse, mésopotamienne, pharaonique, hellénistique… remontant toutes à plusieurs siècles avant l’islam, alors qu’il en a emprunté à pleines mains y compris sa propre théologie et les caractères de la langue arabe du syriaque, une variante de la famille linguistique de l’araméen, langue de Jésus-Christ (Briquel Chatonnet et Muriel Debié).

Le Qoran appartient à une tradition biblique. Les habitants de Palmyre en Syrie et les nabatéens, dont la capitale fut Petra (au sud de la Jordanie), étaient de culture syriaque enrichie par des influences diverses et variées. Aussi, les Assyro-chaldéens en Irak, les Maronites, présents au Liban, en Amérique du Sud et du Nord, sont porteurs de culture syriaque.

Ce sont d’abord des penseurs syriaques qui ont inauguré dès le VIe siècle jusqu’au IXe siècle un mouvement de traduction de l’héritage de la pensée hellénique au syriaque et qui l’ont transmis aux Arabes sous l’impulsion du calife abbasside El-Maâmoun qui fonda Beyt el hikma (maison de la sagesse) au début du IXe siècle et qui mérite bien le titre de calife bien guidé, contrairement aux quatre premiers califes dont le règne est plutôt marqué par la violence et les guerres de conquêtes.

Puis, les penseurs musulmans l’ont diffusé, à leur tour, en Europe à partir du XIIIe siècle. L’islam n’a donc pas marqué le passage de la djahilia (ténèbres) à la lumière ni de l’incroyance à la croyance, tant il est vrai que le judaïsme, le christianisme, le zoroastrisme et les civilisations syriaque, perse, hellénique… lui sont à la fois antérieures et contemporaines. La révélation coranique baignait, selon Ali Amir-Moezzi, dans le contexte de l’Arabie du début du VIIe siècle fortement marqué par des judaïsmes, christianismes, polythéisme, zoroastrismes…

Cette hostilité s’est manifestée, notamment au XXe siècle suite à la signature par le Roi du Maroc, alors sous protectorat français, du dahir berbère du 16 mai 1930 relatif à l’application des lois coutumières aux populations berbères. Ce dahir fut fermement condamné par les uléma salafistes. Coupables à leurs yeux de vouloir soustraire les Berbères marocains à l’islam. Les protestations contre ce dahir furent si massives tant au Maroc, notamment dans la ville de Fès, qu’au Moyen-Orient, à l’instigation de l’Émir libanais Chakib Arslan, que le jeune sultan Mohammed Ben Youssef fut contraint d’abroger par le dahir du 8 avril 1934 l’article litigieux. Notons qu’aujourd’hui le droit coutumier berbère est inhibé dans le discours des juristes, sociologues, historiens…

Or qu’est-ce que le droit si ce n’est « la forme cristallisée de la coutume », selon le juste mot du sociologue anglais du XIXe siècle, Hubert Spencer, ou encore l’adage bien connu en islam : « La coutume (ûrf ) en vigueur parmi les hommes a la même valeur que le consensus (ijjmâa) ». Ce dernier est l’un des principes fondamentaux, au côté de la maslaha al-âma (intérêt général) de l’école théologico-juridique malékite, l’une des quatre grandes écoles du droit islamique sunnite, et qui signifie le consensus des fuqaha, des jurisconsultes.

La chari’a islamique, elle-même, dont la compilation finale remonte, selon Mohamed Arkoun, Ali Amir-Moezzi et bien d’autres historiens et islamologues, au Xe siècle, et elle est truffée de coutumes des tribus bédouines de l’Arabie du VIIe siècle et des siècles antérieurs. Le culte de la pierre noire (la câaba), la lapidation du diable… en sont édifiants à ce propos. 

Témoin d’un autre pluralisme caractérisant les pays d’Afrique du nord, celui de la pluralité de la norme juridique, des lieux de sa production et d’un droit berbère préislamique, le droit coutumier recelant nombre d’institutions utiles à notre temps est le signe de l’identité normative et culturelle profonde de l’Afrique du nord.

Pour ne prendre que l’exemple de la médiation, une institution séculaire permettant aux l3uqal, imgharen (sages des communautés villageoises) de résoudre à l’amiable sans le recours à la justice des conflits parfois très compliqués. Le cheikh Muhend u Lhucin (1836 – 1901) en est l’un des grands spécialistes.

L’intérêt de cette institution, en particulier, n’est point à démontrer. Le médiateur de la république, chargé de trouver des solutions amiables aux litiges qui opposent les administrés à l’administration, existe dans de nombreux États développés : en Suède (Ombudsman), au Royaume-Uni (commissaire parlementaire), en France, il a vu le jour en 1973, devenu défenseur des droits depuis 2011. Les institutions et notions du droit coutumier berbère, quand bien même elles sont encore relativement fonctionnelles dans certaines régions berbérophones en Afrique du Nord, sont très souvent occultées et surtout fragilisées sous les coups de boutoir du droit étatique au nom de l’unification du droit (T. Khalfoune).

L’historien constantinois, André Noushi, disait lors d’une visite que nous lui avons rendue chez lui à Nice en 2016 en compagnie de Gilbert Meynier et Zahir Harir avant sa disparition en mars 2017 que «les Algériens ont perdu une expertise extraordinaire dans le domaine de la médiation et de règlement à l’amiable des conflits, alors que la justice croule sous le poids d’un contentieux en tous genres ». 

Le fait berbère

En Algérie, la négation du fait berbère est une attitude constante depuis l’émergence du mouvement national au cours des années 1920. Le discours des uléma, à l’exception de Ahmed Tawfiq al-Madani, nie toute référence antérieure à l’avènement de l’islam en terre nord-africaine.

Le MTLD diffusa vers la fin de l’année 1948 un mémorandum de 50 pages à l’ONU affirmant que « La Nation algérienne, arabe et musulmane, existe depuis le VIIème siècle ». Messali avait sabré toute la partie de ce mémorandum rédigé par Mabrouk Belhocine, Sadek Hadjeres et Yahia Henine, faisant référence à l’histoire lointaine de l’Algérie, antérieure à l’islam. Cette censure conjuguée, à la demande de démocratisation du parti (voir témoignage parus dans le quotidien Le Matin du docteur Sadek Hadjeres), fut à l’origine de la crise berbère ou anti-berbère de 1949, les militants qui avaient alors soulevé la question berbère étaient exclus du parti, dont certains assassinés, alors qu’ils étaient de fervents défenseurs de l’indépendance de l’Algérie et leurs adversaires des réformistes, précisait l’historien Mohamed Harbi.

Pour avoir publié en 1953 « La colline oubliée », Mouloud Mammeri était pris pour cible par certains intellectuels connus (Hend Sadi). 

Cette attitude négationniste de l’histoire ancienne et son corollaire la composante matricielle de l’identité algérienne s’est poursuivie après 1962 à travers, notamment l’interdiction des prénoms berbères, les obstacles dressés à l’enseignement du berbère assuré par Mouloud Mammeri à l’université d’Alger. Ben Bella a fait fondre en 1962 l’alphabet tifinagh entreposé à l’Imprimerie nationale. Plus tard, en 1976, le colonel Boumediene confisqua le Fichier  d’études berbères contenant un ensemble de publications sur des recherches écrites en caractère latin (Monde diplomatique) et s’opposa à la reconnaissance de tamazight à l’occasion de l’adoption de la charte et de la constitution en 1976.

Au cours des années 1970 des Algériens étaient arrêtés tout simplement parce qu’ils étaient en possession de l’alphabet tifinagh. Tout intérêt scientifique, ou simplement toute curiosité de citoyen, à la réalité historique et linguistique du pays est systématiquement suspecté d’intelligence avec l’Occident et plus précisément avec la France. Ce qui justifia, pour les pouvoirs publics, la répression des universitaires, chercheurs et étudiants qui s’intéressaient à la question linguistique berbère. 

Pour ne prendre que quelques exemples significatifs, notons qu’au début des années quatre-vingt, des chercheurs en dialectologie de l’université d’Oran ont été traités «de mouchards de l’Occident» et «d’agents de la CIA» par les responsables de l’université d’Oran (Mohamed Benrabah). Lors du printemps berbère de 1980, né de l’interdiction d’une conférence de Mouloud Mammeri sur les « Poèmes kabyles anciens » suite à une invitation qui lui a été adressée par les étudiants et enseignants de l’université de Tizi-Ouzou, les forces de l’ordre ont pris d’assaut au petit matin du 20 avril 1980 les trois résidences universitaires (Medouha, Hasnaoua et Oued-aissi). Elles s’étaient livrées ensuite à la répression massive des étudiants et à l’arrestation de 24 étudiants, enseignants et travailleurs à l’université et traduits in fine devant la Cour de sûreté de l’État.

Plus grave est « le printemps noir » en 2001 qui a vu 127 jeunes fauchés à la fleur d’âge par les forces de sécurité. Le régime et ses hommes n’ont cessé de manifester une hostilité viscérale à la question berbère quand même elle est reconnue officiellement, et il n’est pas exagéré de dire que cette attitude relève de la psychiatrie, de la haine de soi.

Jeter ainsi le voile sur le passé antique de l’Algérie revient à écrire l’histoire avec une grande hache. Les générations présentes et futures ont besoin de connaître l’histoire de leur pays dans ses zones d’ombre et de gloire.

« Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur », disait très justement Winston Churchill.

Certains États et organisations ne sont pas étrangers à la négation du fait berbère au Maghreb par la pression qu’ils exercent, à commencer par la Ligue arabe et certains États du Golfe. Meziane Cherif, diplomate et ancien ministre de l’Intérieur 1994-1995, n’a pas hésité à exprimer son appréhension, à l’occasion d’une réunion ministérielle, d’être chapitré par l’Arabie Saoudite dans le cas où l’Algérie reconnaîtrait le berbère, comme langue nationale et officielle (Achour Ouamara).

Par ailleurs, les uléma saoudiens interviennent directement sur la question de l’islamisme. Ainsi, vers la fin de la décennie 1990, pour sortir du conflit armé opposant les forces de sécurité aux éléments armés de l’ex-FIS, le pouvoir a choisi des intermédiaires religieux saoudiens qui ont convaincu ces derniers de rendre les armes en contrepartie « de positions dans l’espace social et religieux algérien » (Bernard Rougier).

Le prince milliardaire saoudien Walid Ibn Talal a tenté, selon certains chercheurs de l’Institut royal de la culture amazigh au Maroc (IRCAM), d’empêcher l’introduction de l’alphabet berbère dans Windows 8. Les Émirats arabes unis ont, à leur tour, exercé récemment la pression sur les dirigeants pour interdire le port de l’emblème amazigh dans les marches (Liberté du 29-09-2020). La récente affaire des présents (lingots d’or dont la valeur est de 2,1 millions d’euros), dévoilée par l’ancien chef du gouvernement, Ahmed Ouyahia, suite à son audition par le juge de la chambre pénale près la Cour d’Alger le 9 janvier dernier, offerts par des émirs des pays du Golfe à certains dirigeants algériens, dont le chef d’État déchu et d’autres responsables (Le Point du 12 janvier), n’a sans doute pas livré encore tous ses secrets. 

Revenons au déni persistant de la question berbère par des mouvements islamistes et baathistes. Pourquoi Yennayer est particulièrement ciblé, alors que Novrouz, signifiant « nouveau jour » en persan, est la plus grande fête célébrée chaque année à partir du 20 mars pendant 5 à 6 jours dans de nombreux pays d’islam : Iran, Azerbaïdjan, Ouzbékistan, Kurdistan, Kazakhstan, Afghanistan… pour accueillir sous d’heureux auspices le printemps et le renouveau de la nature qui s’éveille après sa léthargie hivernale. Inscrite depuis 2009 au patrimoine culturel de l’humanité de l’UNESCO et à l’inventaire du patrimoine culturel en France en 2019, cette tradition festive puise ses racines dans le zoroastrisme il y a trois mille ans environ, elle traduit le culte des saisons et de la fertilité de la terre. Après seksu (couscous), à quand l’inscription de Yennayer sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO puisqu’il présente bien des similitudes avec Novrouz. Mais il ne subit pas comme le premier le feu nourri de la critique. Pourquoi l’histoire et la culture des pays d’Afrique du nord sont constamment visées ?

Dans un ouvrage captivant, « Histoire inattendue du Maroc », l’écrivaine Mouna Hachim revisite l’histoire du Maghreb grâce à une relecture apaisée de l’histoire de l’avènement de l’islam sur les terres d’Afrique du Nord et en Andalousie s’étalant sur plusieurs siècles. À contre-courant des versions apologétiques des sources islamiques et s’inspirant de l’ouvrage d’Ibn Khaldoun Kitab Al ïbar (livre des enseignements), elle tord le cou à bien des idées reçues et des mythes fondateurs quant à l’islamisation de l’Afrique du nord qui aurait été un long fleuve tranquille et la résistance berbère se résume à quelques quelques révoltes sporadiques mineures. Ainsi, l’histoire officielle dresse un portrait très élogieux du chef guerrier Oqba ibn Nafaâ, alors que Koceila, le résistant, est l’oublié de l’histoire. Reprendre aujourd’hui l’historiographie officielle de l’islam qui n’a commencé en réalité que deux siècles après la conquête du Maghreb, prévient Mouna Hachim, selon laquelle les Berbères étaient des sauvages païens vivant dans la djahilia, c’est-à-dire dans les ténèbres et la barbarie avant l’avènement de l’islam en terre nord-africaine et que les conquérants musulmans étaient des libérateurs, ne correspond à aucune vérité historique. 

L’histoire nous enseigne au contraire que les Berbères étaient acteurs dans tous les grands événements ayant marqué la Méditerranée avant et après l’Antiquité ; ils ont baigné dans la civilisation gréco-latine durant de nombreux siècles et ils n’étaient ni des barbares ni des incroyants. Ils avaient la foi en un Dieu unique et attachés au monothéisme abrahamique bien avant l’islam puisqu’ils avaient d’abord embrassé le judaïsme, puis le christianisme, avant d’adopter l’islam. Le terrain à l’avènement de l’islam était préparé par les deux premières religions monothéistes.

Avec l’arrivée des armées et missionnaires de l’islam vers 647, certains Berbères ont pensé d’ailleurs que l’islam est une secte chrétienne, parce que l’islam prêché par les missionnaires et les conquérants est une version hérétique et simplifiée du christianisme. Mouna Hachim souligne que la conquête de l’Afrique du Nord est d’ordre politico-religieux, elle est, certes, teintée de religion, mais elle était surtout mue par des intérêts matériels : el-ghanima, le butin de guerre. L’adjuvant religieux n’a fait qu’accompagner ses conquêtes ; d’où la résistance armée des berbères pendant près de 70 ans. 

Enfin, l’un des aspects structurels de la crise dont souffre l’Algérie, quand bien même des avancées sont réelles au prix de lourds sacrifices, est une réappropriation complexe et difficile de son histoire riche et son identité plurielle. Un conflit qui renvoie à l’univers des imaginaires collectifs, des visions et des représentations contradictoires que les différentes composantes de la société se font d’elles-mêmes. Il s’agit en d’autres termes d’un conflit né de l’incapacité des individus et des institutions à intégrer l’héritage historique et culturel de l’Algérie dans toute sa diversité et plusieurs fois millénaire.

Dans un élan légitime mais improvisé de réappropriation identitaire, le champ culturel a été livré, au lendemain de l’indépendance, à un immense bricolage idéologique largement inspiré de la conception de l’association des ûlama, manifestation de la salafiya en Algérie. Ben Bella a, dès l’indépendance, concédé aux disciples de l’association des ûlama l’apprentissage du Qoran dans les écoles et des postes importants dans le domaine de l’enseignement et de la culture (Mohamed Harbi).

L’improvisation et la précipitation, ayant présidé à ce travail de reconstruction nécessaire ont donné lieu à une conception très appauvrie et surtout jacobine et idéologique de l’identité fondée sur l’unité culturelle et cultuelle forgée durant le mouvement national sous l’influence des uléma, excluant ainsi les différences culturelles et linguistiques pourtant très présentes à différents niveaux de la structure sociale.

Une identité idéologisée en décalage avec la réalité, et qui relève davantage de l’ordre du discours politico-religieux que de l’ordre du réel, une identité plus prescriptive que descriptive en décalage avec l’islam confrérique forgé par les confréries soufies au Maghreb après des siècles d’adaptation au contexte maghrébin, et vécu majoritairement par les Algériens comme une source d’éthique, de piété, de rectitude morale, d’élévation spirituelle et et surtout comme  facteur de cohésion sociale.

Comme elle est en discordance avec l’arabité vécue comme une source d’élévation intellectuelle et comme un moyen de création artistique, culturelle et de communication.  Au-delà de sa portée symbolique et sa légitimité incontestable, cette reconnaissance officielle de Yennayer et, plus généralement de tamazight, est un facteur d’apaisement, susceptible d’un coté de réconcilier les Algériens avec leur histoire et de favoriser un sens d’appartenance plus profond à une algérianité plurielle et apaisée. Et de l’autre d’aider à sortir enfin le pays de l’insupportable figure duale qu’il donne à voir : identités meurtrières, car exclusives, selon le juste mot d’Amin Maalouf, et identités folkloriques qu’affectionne le régime algérien.  

T. Khalfoune

Références : 

  • Mohamed Harbi, Les semeurs d’espoir, l’hebdomadaire Sans frontières, Paris, 6 mai 1980.

  • Mohamed Harbi, Le poids de l’histoire, Le Monde diplomatique, juillet 2002, p. 1, 14 et 15.

  • Briquel Chatonnet et Muriel Debié, Le Monde syriaque : sur les routes d’un christianisme ignoré, Éditions Belles lettres, octobre 2017. Lauréat du Grand Prix des Rendez-vous de l’Histoire du Monde arabe, Paris, 2018.  

  • Tahar Khalfoune, Système juridique en Algérie : un pluralisme normatif désordonné, Revue internationale de droit comparé (RIDC) n° 2-2015.

  • Adonis (Ali Ahmed Saïd), Violence et islam, Entretiens avec la psychanalyste Houria Abdelouahed, Seuil 2015.

  • Le Monde diplomatique, n° 761, août 2017, « Mille et une résistances à l’alphabet latin », p. 14.

  • Achour Ouamara, Oublier la France, confession d’un Algérien, Éditions de l’Aube, 1997, p. 79. 

  • Mohamed Benrabah, La langue perdue, Revue Esprit, n° 208, 1995, pp. 35-47.

  • Hend Saadi, Mouloud Mammeri ou la Colline emblématique, Éditions Achab,  janvier 2014.

  • Le Coran des historiens : études sur le contexte et la genèse du Coran sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye, (3 tomes, 3000 pages), Éditions du Cerf, novembre 2019.

  • Mouna Hachim, Histoire inattendue du Maroc, Éditions Erick Bonnier, 2018.

Auteur
Tahar Khalfoune

 




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