20 avril 2024
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L’Algérie dépourvue d’un musée d’art contemporain

DECRYPTAGE

L’Algérie dépourvue d’un musée d’art contemporain

Successivement identifiée par les acronymes MAMA (Musée d’art moderne d’Alger) , MAMCA (Musée d’art moderne et contemporain d’Alger) puis MPNAMCA (Musée public national d’art moderne et contemporain d’Alger), l’institution du 25, rue Larbi Ben M’hidi fut voulue en 2005 dans l’optique de l’événement protocolaire Alger, capitale 2007 de la culture arabe, ne résulte donc pas de l’élargissement de l’offre esthétique, d’une causalité aboutissant à la nécessité d’agencer la lecture ou visibilité iconographique des principaux agitateurs de l’expression du sensible.

Le constat renvoie à plusieurs de nos contributions. La dernière en date, « Les actes manqués de la foire Printemps des arts », a mis l’accent sur la désacralisation de l’artiste hors du commun, figure que les rédacteurs de la Plate-forme de la Soummam (août 1956) déboulonneront de son piédestal en préconisant une «(…) rupture avec les positions idéalistes individualistes (…) ». İls prononçaient ainsi indirectement le renoncement au « Moi Je » romantique, l’abandon de l’univers endocentrique (jusque-là acclimaté en Algérie par l’héliotropisme des orientalistes, pensionnaires de la Villa Abd-el-Tif ou membres de l’ »École d’Alger »), à fortiori de l’éthique de singularité pareillement transposée sur le territoire barbaresque et dont profitera, malgré le sous-statut d’İndigène, Mohamed Racim.

Ne serait-ce que par la reconnaissance de son patronyme, qui fonctionnait déjà comme classification générique, il n’appartenait plus à la catégorie des artisans, d’autant moins que contrairement aux totems, artefacts ou masques africains, les miniatures confectionnées ne faisaient pas l’objet d’une mise en anonymat. Appréciées d’un petit cercle d’initiés, elles épousaient l’écriture calligraphique, introduisaient la perspective et le clair-obscur, mariaient les paginations décoratives de l’enluminure au modelé classique, pratiquaient une hybridation plastique née sous l’influence du mentor Étienne Dinet.

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Fusionnée à l’exotisme et déconnectée de la tradition, la symbiose faisait de Racim un artiste d’exception, marque caractéristique de la modernité occidentale. Agréé « Père de la peinture algérienne moderne », il sera aussi déprécié en tant que servile continuateur réifiant La vie musulmane d’hier (titre d’un recueil conçu en 1957), relatant les fastes d’un biotope luxuriant et intimiste « (…) où tout contribue à mettre en valeur le corps féminin. » écrira Mohamed Khadda (in Feuillets épars liés, Alger, SNED, 1983). À ses yeux « (…) cet homme qui a vécu la période la plus tumultueuse et la plus cruelle de notre histoire nationale n’évoque jamais ce temps.

Pas une seule allusion, pas un témoignage, » (İbidem), ne servait pas « (…) objectivement la lutte nationale » en raison d’un « (…) art en marge du temps vécu (…), figé et, en quelque sorte, extérieur à toute évolution culturelle (…), tout entier tourné vers le passé » (Mohamed Khadda, in Éléments pour un art nouveau, SNED, T1, 1er trimestre. 1972, coll. Recherches esthétiques)

Au sein de l’essai de mars 1963, Culture nationale et révolution, le poète Bachir Hadj Ali contredira cette approche, définira au contraire l’incriminé comme un « (…) artiste authentique, fidèle au passé culturel de son peuple », lui octroiera à ce titre le qualificatif de nationaliste. À travers ce terme, les deux militants communistes cernaient la fonction sociale de peintres imprégnés des valeurs ancestrales ou patriotiques de la culture de combat, lesquelles valeurs prédomineront au final sur celles des sentiments, l’aspiration intérieure n’ayant plus lieu d’être à la veille de l’İndépendance car jugée cette fois facteur assimilationniste du côté des scribes du Programme de Tripoli (mai-juin 1962). Leur anti-cosmopolitisme se fondant à l’anti-égotisme précédemment suscité, la caution politico-identitaire prenait le pas sur l’originalité ou éthique de rareté, pesait d’emblée trop dans la balance pour consentir à l’individu créateur un vocabulaire à part. Soluble dans le « Nous global » ou l’unanimisme, son discours et historicisation pâtiront des signifiants maîtres, des récits officiels pamphlétaires scandés à la gloire du moudjahid, la mythification du martyr se substituant à celle du génie (de la subversion du déjà-là ou déjà-vu).

Le portrait et le langage du peintre précurseur, digne d’être enregistré au panthéon de la notoriété, passeront à l’arrière-plan, voire à la trappe, seront occultés ou bannis en vertu d’un régime d’historicité tourné en direction de séquences révolutionnaires privilégiant la narration des héros de la Guerre de libération. Considérée intellectuellement avilissante et dépravante, la période inhérente à l’occupation française ne pouvait, aux regards des inconditionnels gardiens de l’hagiographie, avoir accouché d’un quelconque progressisme.

Chronotope structurant d’une « (…) image suprématiste compréhensive », pour reprendre ici la réflexion du sociologue allemand Max Weber, le 05 juillet 1962 dessinera par conséquent la frontière intellective de la temporalité artistique. Faisant l’objet du même exclusivisme réductionniste, la notion de modernité s’appliquera prioritairement aux protagonistes de l’ère postcoloniale, ce qui incitera quelques analystes autoproclamés à asserter que M’hamed İssiakhem est en Algérie le géniteur d’une peinture moderne pourtant précédemment palpable chez des pensionnaires de la Villa Abd-elTif puis dans l’abstraction de Maria Menton et Louis Armand Nallard. Leurs œuvres appartenant à la culture pied-noire (toujours selon les geôliers du pré-carré mémoriel), elles seront délaissées par l’État algérien, comme d’ailleurs celles qu’Abdellah Benanteur élaborera en France de 1957 à 1963 (elles permettent de mieux appréhender les variations de l’ « École du signe »).

Leurs créations font partie des chaînons manquants de l’histoire de l’art, ne sont pas catalogués au registre de ses entendements. Même celles de partisans favorables à l’İndépendance furent ignorées alors que certains d’entre eux agissaient à la pointe de l’art contemporain. C’était particulièrement le cas de Jean-Jacques Lebel, donateur en 1964 d’une toile devant, en principe, servir à garnir le prévu liminaire Musée d’art moderne d’Alger. Celui ouvert quarante-trois années plus tard accueillera le Grand tableau antifasciste collectif à la composition duquel collaborera en 1960 l’initiateur du happening L’enterrement de la chose (le premier du genre en Europe).

Fils d’un critique d’art proche de Marcel Duchamp, Lebel appliquera l’esprit transgressif de l’auteur de L’Urinoir (1913), ready-made fondateur d’un schisme différenciant l’art moderne de l’art contemporain. Non encore assumée et concrétisée en Algérie, cette distinction primordiale ponctue le parcours d’un acteur de la mouvance postdadaïste à la tête de l’Anti-Procès de 1961 (exposition itinérante d’artistes soutenant le FLN et opposés à la torture systémique des parachutistes français). En sa personne, l’Algérie bénéficiait de l’apport gracieux d’un avant-gardiste capable d’aider à dépasser la béatification des « Beaux-Arts » que sanctuarisera au sein de l’École du parc Gattlif (rebaptisé Zyriab) le directeur Bachir Yelles. İmprégné des illusions rétiniennes de la figuration ou des visions apologétiques d’Apollons en plâtre, son enseignement inculquera l’exaltation cernable d’une praxis académique très éloignée de ce que les regardeurs occidentaux découvraient sur les scènes attractives de l’art contemporain.

Celui-ci existait d’autant moins en Algérie que les créateurs autochtones demeuraient durant les décennies 60 et 70 assujettis aux oukases bureaucratiques d’un pouvoir autocratique rétif aux confluences méditerranéennes ou pluralité des nuances à même de les faire sortir des atavismes du sempiternel tropisme de retour aux sources.

Bien que les allocations touristiques et bourses d’études délivrées pendant l’intervalle Chadli Bendjedid attribueront aux récipiendaires la faculté d’aller à la rencontre de la communauté métissée, la plupart de ceux ayant accédé à des structures pédagogiques de renom ne réintégreront qu’épisodiquement le paysage artistique local. İls n’y agiront pas efficacement parce que les pesanteurs internes perduraient, que d’autre part leurs démarches novatrices dérangeaient trop les petits monopoles d’agents culturels arcboutés au fauteuil de la majoration monolithique et chargés de garantir le service après-vente d’une sous-traitance diplomatique.

Organisée dans le cadre de la manifestation L’Algérie en mouvement (Forum France-Algérie du 25 au 28 septembre 2018 à Paris), la monstration Vu d’Alger n’échappera pas aux récurrents rendez-vous bienséants. Conditionnée par la commissaire Bernadette Saou-Dufrêne (professeure à l’Université Paris VIII et co-responsable du master « Médiation culturelle, patrimoine et numérique »), elle réunissait du 06 au 22 septembre (à la galerie parisienne « Jean-Luc et Takako Richard ») des plasticiens algériens, français et franco-algériens (Ammar Bouras, Mya Mounia Lazali, Mourad Krinah, Aymeric Ebrard, Saâdia Souyah, Stéphane Couturier, Nicolas Darrot, Dalila Dalléas Bouzar, Souad El Meysour et Katia Kameli) invités à exhiber des réalisations sous-tendues par la polarisation Paris-Alger, une thématique largement éculée n’apportant de surcroît rien au débat. Celui à promulguer en Algérie a pour impératif d’alimenter le conflit des paradigmes et concerne donc la problématique synthétisée ainsi : comment en finir avec le discernement anachronique d’un art moderne censé ne débuter qu’à partir du « Grand remplacement » qu’engendrera le départ des anciens colons ? Si nous faisons parfois des incursions dans le champ politique (notamment avec le texte « Abdelaziz Bouteflika : pièce décomposée du système prémoderne »), c’est que le réquisit de légitimité historique alimente l’aperception ex-nihilo de la modernité esthétique, une adéquation empêchant de secouer le ronron processuel inhibant l’évolution de l’art contemporain.

Pour dissocier celui-ci des « productions de l’aujourd’hui » (souvent affectées d’antiennes touristico-patrimoniales), il faut que les dissentiments interventionnistes des actuels performeurs soient accompagnés d’une indispensable herméneutique. L’omniscience percutera davantage les mentalités lorsque sera réformée l’École supérieure des Beaux-Arts d’Alger, que ses bâtiments abriteront des professeurs accaparés par autre chose que les commandes des Assemblées populaires communales (APC), disposés à bousculer les assises technico-formelles d’étudiants normalement habilités à agrémenter les futurs musées d’art contemporain. Pour l’heure, aucun des espaces étatiques existants correspond résolument à cette appellation, laquelle reste constitutive d’une césure conceptuelle, ressort d’une conscience critique et non de complaisantes ou conjoncturelles variables d’ajustement reflétant les blocages idéologiques qui taraudent l’émancipation du champ artistique.

Auteur
Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art

 




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