23 avril 2024
spot_img
AccueilIdéeL'ankylose de la constitution (II)

L’ankylose de la constitution (II)

DECRYPTAGE

L’ankylose de la constitution (II)

À la lecture succincte des slogans, pancartes, mots d’ordre… et autres déclarations des personnalités qui ont émergé au cours de cette révolution en marche, l’on découvre sans peine que tout converge vers une même exigence : l’État de droit, c’est-à-dire un État qui respecte ses propres lois et accepte d’être limité par le droit. Ce qui nous conduit à aborder ci-après la révolution en cours à l’aune de la constitution pour vérifier précisément la capacité de celle-ci à s’ériger comme cadre exclusif au règlement des conflits de pouvoir.

II/ Un constitutionalisme impuissant 

L’examen de la nouvelle situation fait appel autant à l’analyse politique pour en saisir les raisons, les enjeux et la portée de cette insurrection citoyenne qu’à l’analyse juridique, celle précisément de la constitution, instrument de prédilection de règlement des conflits de pouvoir, afin de vérifier si l’attitude des dirigeants, notamment en période de crise, s’y conforme. Car il est erroné de croire qu’il suffit qu’un pays se dote d’une constitution pour qu’elle revête ipso facto l’autorité qui lui est due, en tant que loi suprême du pays, et s’applique par elle-même. L’approche juridique de la réalité politique récente, dont l’intérêt pratique est indéniable, souffre, cependant, d’une contradiction manifeste. 

D’un côté, relevons d’abord la faiblesse du constitutionnalisme en droit algérien, car s’il y a bien une loi qui n’a cessé d’être foulée aux pieds par les dirigeants, c’est bien la loi fondamentale, et ce depuis la première constitution du 10 septembre 1963. Né des idées du libéralisme juridique au XVIIIe siècle cherchant à asseoir la construction juridique de l’État moderne sur une articulation équilibrée des principes d’autorité et de liberté politiques, le constitutionnalisme s’entend d’une certaine forme d’organisation du pouvoir d’État par un ensemble de normes juridiques que l’on qualifie de constitution. Celle-ci se présente non seulement comme le cadre normatif d’organisation de l’État en délimitant les prérogatives de chacun de ses organes et en fixant les règles gouvernant la compétition politique, mais elle est surtout l’instrument légal de limitation du pouvoir au sein de l’État et le pouvoir de celui-ci au sein de la société. 

Ainsi, la souveraineté, la supériorité de la constitution dans la hiérarchie des normes, la séparation des pouvoirs et la garantie des droits et libertés, sont les principes fondamentaux du constitutionnalisme moderne. Cette conception du constitutionnalisme, d’inspiration occidentale, est formellement transposée en droit algérien, puisque l’on y trouve consacrés dans la loi fondamentale tout à la fois les principes d’État de droit (Art. 203), de séparation des pouvoirs (art.15), à l’exception de la période antérieure à la constitution de février 1989 où le principe d’unité du pouvoir fut alors préféré. L’on y trouve aussi consignés les principes de suprématie de la loi (art. 74), d’indépendance de la justice (art. 156), de respect des droits et libertés (chapitre IV)… 

- Advertisement -

D’un autre côté, bien qu’elle soit souvent transgressée, l’on ne peut, cependant, passer sous silence la constitution et faire l’économie de son examen, ne serait-ce que parce que c’est bien le pouvoir d’État, dont l’organisation et le fonctionnement dépendent, qui est ici au cœur de la crise. L’intérêt de cette approche est d’autant plus justifié que le haut commandement de l’armée excipe de la conformité de son plan de sortie de crise à la constitution pour convaincre de la pertinence de sa démarche et de son choix politique. En s’attachant à organiser à tout prix l’élection présidentielle le 12 décembre prochain, quand bien même elle est fortement contestée et sa tenue reportée à deux reprises, le chef d’état-major de l’armée manifeste clairement une volonté de passer en force. Si d’aventure, elle n’est pas reportée de nouveau puisqu’elle est massivement rejetée, le risque est alors grand de voir s’installer à la tête de l’État en 2020 un président politiquement faible, car souffrant d’un déficit de légitimité du fait du taux exceptionnellement élevé d’abstention et de fraudes qui auront entaché ce scrutin.  

Précisons que l’Algérie n’en est pas à sa première crise et que cette insurrection citoyenne n’a pas éclaté mystérieusement après des décennies de calme et de stabilité, elle n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Parler de crise de régime aujourd’hui peut laisser entendre a contrario que dans un passé récent ou lointain, il était suffisamment stable et institutionnalisé et que ses valeurs étaient assimilées. Or, c’est loin d’être le cas ; près de six décennies depuis son instauration, le régime politique algérien est, pour ainsi dire, en situation de crise chronique puisque la constitution est tantôt écartée tout simplement et tantôt rendue ineffective par les pratiques politiques des dirigeants. Depuis la crise de l’été 1962 et le coup d’État du 19 juin 1965, en passant par l’organisation conflictuelle de la succession de Boumediene décédé le 27 décembre 1979, la révolte du 5 octobre 1988 et la démission forcée  du président Chadli le 11 janvier 1992 jusqu’à la destitution de Bouteflika le 2 avril 2019, toutes ces crises ont trouvé des issues en dehors du cadre constitutionnel.

Commençons par la constitution de 1963 ; la première assemblée, chargée d’élaborer une constitution, fut dessaisie de son pouvoir constituant en faveur du bureau politique du FLN qui adopta une constitution le 10 septembre 1963 dans une salle de cinéma (le Majestic, l’actuel Atlas) à Alger. À cause du conflit frontalier avec le Maroc, l’état d’exception fut décrété le 3 octobre et la constitution suspendue jusqu’au coup d’État du 19 juin 1965 qui l’abrogea définitivement. En somme, sa durée de vie n’a pas dépassé une vingtaine de jours, un laps de temps si court qu’il était impossible de dérouler le moindre de ses effets. Autant dire que l’Algérie a connu une période de vide constitutionnel de 1962 à novembre 1976.

Le pays entrera de nouveau dans une phase de vide constitutionnel, suite au coup d’État de janvier 1992 et ne se dotera finalement d’une constitution qu’en novembre 1996. Il connaîtra derechef une nouvelle phase de vide politique majeur, dû à l’incapacité physique et mentale du chef de l’État à exercer ses attributions constitutionnelles depuis son grave accident vasculaire cérébral en 2013 jusqu’à sa destitution le 2 avril 2019. Ensuite, le 11 janvier 1992, le président Chadli fut renversé pour, dit-on, « sauver  l’Algérie et lutter contre l’intégrisme religieux ». C’est au nom de la constitution que l’armée justifia l’annulation des premières élections législatives pluralistes, alors qu’elle venait de commettre une violation caractérisée de la constitution. Toute l’organisation de la succession du président Chadli qui s’en est suivie sera entachée de part en part de nombreuses irrégularités donnant lieu à une dérive institutionnelle par la mise en place d’une institution de fait (le Haut Comité d’État) dont nulle trace n’existe dans la constitution.

Même la mise en place de cette direction collégiale a été le fait d’un organe – le Haut Conseil de Sécurité – prévu, certes, à l’article 162 de la constitution, mais il n’est doté d’aucun pouvoir décisionnel ; c’est un simple organe consultatif « chargé de donner au chef de l’État des avis sur toutes les questions relatives à la sécurité nationale »(art. 162), qui s’est transformé par le fait du prince – l’armée en l’occurrence – en véritable détenteur du pouvoir au nom de la continuité de l’État. C’est, en effet, l’armée qui a organisé la vacance à la fois et au même moment de la présidence de la république, de l’Assemblée nationale et du Conseil constitutionnel pour installer non sans difficulté le Haut Comité d’État (HCE) avec à sa tête le regretté Mohamed Boudiaf. Ce dernier fut assassiné six mois plus tard en direct à la télévision par sa garde prétorienne. Quelles que soient les raisons politiques invoquées, l’annulation de ces élections, le renversement du président Chadli et la création de ce directoire constituent dans tous les cas, sur le plan juridique, une grave atteinte à la constitution de février 1989. 

Enfin, depuis le 22 février 2019, le régime politique s’enfonce chaque jour un peu plus dans une crise aiguë puisque l’ensemble de son système constitutionnel est tombé en désuétude, notamment depuis le 9 juillet dernier, date de fin de mandat de M. Bensalah, en tant que chef d’État intérimaire, fixé à 90 jours au maximum par la constitution (art. 102). Son maintien au-delà de cette échéance est tout simplement anticonstitutionnel. Force est de constater que la vacance du pouvoir présidentiel se prolonge étrangement donnant lieu à une situation d’incapacité du gouvernement à organiser l’élection présidentielle à telle enseigne qu’elle a été annulée à deux reprises (le 11 mars et le 2 juillet) et le 4e mandat du chef de l’État déchu prolongé, ce qui est à l’évidence contraire à la constitution. De même que le remaniement ministériel, auquel s’est livré le chef de l’État le 31 juillet en remplaçant Slimane Brahimi par Belkacem Zeghmati à la tête du ministère de la justice, n’est pas conforme à la constitution, qui dispose que le gouvernement intérimaire ne peut être démis ou remanié jusqu’à la prise de fonction du nouveau président (art. 104).

Pour affaiblir les grandes manifestations hebdomadaires qui se tiennent à Alger, le chef d’état-major de l’armée a ordonné l’arrestation depuis juin dernier de plus d’une centaine de jeunes manifestants ayant brandi l’emblème amazigh, et leur placement sous mandat de dépôt sous les chefs d’accusation « d’atteinte à l’unité nationale » et de « port de drapeau autre que l’emblème national ». Or il n’existe aucune disposition pénale sanctionnant le port d’un drapeau autre que l’emblème national d’autant que la langue et la culture amazighs sont gravées dans le marbre de la constitution. Selon l’adage latin « Nullum crimen, nulla poena sine lege », c’est-à-dire « il n’y a ni crime ni sanction sans loi », dont le droit algérien a fait sien (art. 58 de la constitution), l’arrestation et la mise sous mandat de dépôt des jeunes brandissant cet étendard sont donc clairement contraires à la constitution.

De même qu’il a enjoint à la gendarmerie le 18 septembre 2019 d’interdire aux populations des wilayas (départements) riveraines d’Alger l’accès les vendredis à la capitale et de sanctionner les auteurs. Cette mesure est d’autant plus contraire à la constitution (art. 55), garantissant la liberté de circulation sur tout le territoire ainsi que la liberté de manifestation pacifique (art. 49), que le pays n’est pas sous état de siège qui autoriserait le président de la république, et non le  chef d’état-major, à prendre une telle mesure exceptionnelle, restrictive des libertés (art. 105). Afin que tout soit fin prêt le 12 décembre 2019 pour la tenue de l’élection présidentielle, la procédure et les étapes nécessaires à l’élaboration de la loi organique relative au régime électoral, signée par le chef de l’État le 14 septembre, ont été expéditives.

Le Parlement a expédié son examen en 72 heures, alors qu’il est tenu de respecter un délai au minimum de 15 jours (art. 138), ce délai est de 10 jours en cas d’urgence au lieu de 30 pour le conseil constitutionnel qui statue à la demande du président de la République (art. 189). Les exemples de violation de la constitution sont légion, entraînant son ankylose, voire son illégitimité.

À chaque crise politique, ces derniers procèdent soit à l’éviction de la constitution (1963, 1965, 1992) soit à sa révision pour maintenir, dans ce dernier cas, l’illusion d’un pays paré d’une constitution et qui fonctionne à la norme constitutionnelle. La constitution est violée pour résoudre de manière souvent autoritaire de nouveaux conflits de pouvoir. À chaque phase critique, la constitution est enfreinte pour permettre la régénérescence du régime. Les dirigeants sont rebelles à toute régulation des conflits politiques par la norme régissant l’accès, l’exercice et la transmission du pouvoir d’État. Bien souvent ne sont retenus de la constitution que les dispositifs qui renforcent les mécanismes d’autorité au détriment de ceux qui garantissent les droits et libertés des citoyens. Les changements de constitutions et leurs révisions ne protègent nullement la société des réflexes autoritaires et extraconstitutionnels des dirigeants.  

Si la conception la plus communément admise du constitutionnalisme signifie la supériorité de la constitution, moyen de limiter le pouvoir d’État, force alors est de constater que la réalité institutionnelle algérienne s’en écarte sensiblement. Le fonctionnement réel du régime politique s’éloigne, d’une part, de l’appareil normatif qui l’encadre et, d’autre part, le pouvoir de l’armée n’est pas limité dans l’État, puisqu’il s’exerce rarement dans le cadre étatique légal. Dans ce type de régime politique, il est fréquent de voir l’écart se creuser entre la réalité politique et la norme constitutionnelle. 

Les différentes constitutions ne forgent pas le régime politique ; l’exercice du pouvoir, notamment en période de crise, obéit davantage à une logique factuelle que juridique, c’est-à-dire que bien souvent la norme constitutionnelle ne rend pas compte du fonctionnement réel des institutions. L’observation empirique du régime politique et de son évolution depuis 1962 révèle une réalité complexe qui obéit surtout à un ensemble de pratiques, les unes institutionnelles et les autres factuelles ; elles se traduisent plus par la centralisation, l’autoritarisme, la corruption, la répression, la ruse, le clanisme, le clientélisme, la manipulation… que par un ensemble de procédures ordonnées et d’éléments interdépendants les uns des autres, façonnés par des normes constitutionnelles. 

Le défaut de légitimité démocratique, dont tous les chefs d’État ont souffert, est à l’origine d’une situation où les différents textes constitutionnels ne sont guère conçus comme des instruments de régulation, de fonctionnement et d’exercice du pouvoir, mais comme un moyen privilégié de légitimation des hommes portés à la tête de l’État. C’est pourquoi la constitution aspire tous les discours officiels. Le juriste tunisien Yâdh Ben Achour a avisé depuis longtemps que « le tiers monde est subjugué par l’idée de constitution ». Remarque de portée générale, certes, mais elle reflète bien en l’occurrence la réalité politique et institutionnelle algérienne au regard du foisonnement de discours sur la constitution et de constitutions adoptées en l’espace de six décennies, alors que les États-Unis d’Amérique, à titre d’exemple, ont gardé la même constitution depuis la convention de Philadelphie de 1787, même si elle a fait l’objet de plusieurs amendements.

Depuis 1962, le régime n’a connu qu’une stabilité relative dans la mesure où des crises successives, plus ou moins graves, l’ont régulièrement secoué. C’est là un problème politique complexe et ancien qui renvoie à l’histoire des sociétés d’islam et à l’incapacité de leurs dirigeants à respecter les normes qui commandent la compétition pour le pouvoir d’État. Les raisons sont à la fois proches et lointaines. 

La raison proche s’attache, d’une part, à la culture politique de certains dirigeants fortement imprégnée de l’idéologie nationaliste arabe, structurée autour des idées dangereuses d’unicité et d’homogénéité sur la base de la norme sacro-culturaliste arabo-islamique, peu ouverte aux idées de démocratie, d’alternance, de liberté et de respect des droits humains.

À propos de l’attitude de certains dirigeants de la guerre d’indépendance, Abane Ramdane et le colonel Lotfi avaient détecté très tôt une nette propension de ces chefs à l’exercice d’un pouvoir absolu. Les deux cadres de la révolution s’étaient confiés à Ferhat Abbas au Caire en 1957 pour le premier et en Yougoslavie lors d’un voyage en1959 pour le second en des termes sévères, mais si prophétiques qu’ils méritent d’être retranscrits en notes de bas de page.

Et ce n’est pas fortuit si les pays, où cette idéologie s’est fortement implantée à l’exemple de l’Irak, la Syrie, l’Égypte, la Libye, sont aujourd’hui en butte à de graves crises politiques. Contrairement au Maroc et à la Tunisie, c’est en Algérie que l’arabisme politique, sans rapport avec l’arabité vécue par une majorité d’Algériens comme une source d’élévation intellectuelle,  s’est imposé dans toute sa puissance. D’autre part, elle tient aux conditions de prise de pouvoir par l’armée des frontières au prix d’un bain de sang en juin 1962 dans un contexte politique où la société était  sortie exsangue de sept longues années d’une guerre de décolonisation dévastatrice. Ces deux facteurs complémentaires ont largement contribué à édifier un régime politique atypique dont la nature est hybride et ambivalente avec une apparence civile et une réalité profondément militaire et autoritaire. 

Malgré l’adoption de plusieurs constitutions (1963, 1976, 1989 révisée), l’Algérie n’a connu en réalité qu’un seul régime, celui imposé par le coup de force de l’armée des frontières à l’indépendance. Aucune révision constitutionnelle n’a bouleversé depuis son équilibre institutionnel de fait. L’empreinte militaire imprimée dès 1962 à ce mode d’organisation du pouvoir d’État a d’autant plus déterminé son évolution ultérieure qu’elle a résisté à tous les grands événements et tentatives timides de réforme politique (1989-1991) que le pays a connus jusqu’ici.  

La raison lointaine tient à la question cruciale, certes, ancienne, mais toujours d’actualité, intimement liée à la pratique du pouvoir d’État en terre d’islam, et ce depuis la mort du prophète en 632, voire de son vivant. L’influence de la religion est si prégnante dans toute société, ce dont on s’est avisé depuis longtemps, qu’elle se manifeste jusque dans les systèmes d’organisation administrative d’un État. Tandis que la structure autocéphale du protestantisme a conduit à l’auto-administration des régimes anglo-saxons, la structure centrale du catholicisme a suscité la centralisation française. Pour Tocqueville, c’est bien la culture religieuse qui est le point crucial distinguant ces deux systèmes politiques. 

À l’évidence l’islam, se présentant a fortiori tout à la fois comme religion, mode de régulation sociale et étatique, système politique, économique et juridique, ne peut échapper à cette logique. La question du pouvoir d’État dans les sociétés d’islam renvoie à l’histoire lointaine de ces dernières, soit aux premiers siècles de la fondation de l’institution califale dans l’islam sunnite. Cette question du pouvoir d’État est sinon un impensé, du moins sous analysée, alors qu’elle est souvent, hier et aujourd’hui, à de rares exceptions près comme la Tunisie, au cœur des déchirements desdites  sociétés, et ce dès les premiers siècles.

Le premier califat, qui a vu Abû Bakr al-Sâdiq porté à sa tête, après la mort du prophète, fut inauguré dans un bain de sang. Les quatre califes bien guidés, tous originaires de Quraych, ont été sauvagement assassinés pour des raisons qui tiennent strictement au pouvoir d’État, hormis le premier calife, vieux, dont le règne n’a, d’ailleurs, duré que deux courtes années. Le passage de la dynastie Omeyyade à la dynastie Abbasside au milieu du VIIIe siècle (750-1258) s’était, lui aussi, produit dans un contexte de violence sanglante. Depuis, l’exercice du pouvoir continue, eu égard à l’actualité politique en contexte d’islam, d’alimenter les oppositions les plus vives, allant parfois jusqu’aux affrontements les plus violents, à ceci près que les monarchies sont moins affectées par ces turbulences. 

Dans le cas qui nous occupe, notons que depuis 1962 la tentation d’un pouvoir à vie est si forte qu’aucun chef d’État n’a daigné se retirer à l’issue de son mandat, ni aucune élection présidentielle ne s’est déroulée dans des conditions libres et transparentes. S’il y a bien une question qui retient l’attention en raison de l’effort de réflexion qu’elle impose, notamment dans le contexte politique actuel, c’est bien la constitution en rapport avec le fonctionnement réel du régime politique dont l’armée, précisons-le d’emblée, est au cœur de son dispositif. Celle-ci suscite un intérêt certain dans l’analyse des institutions juridico-politiques parce que son rôle n’a fait à présent l’objet d’aucun débat sérieux au sein de la société, alors qu’il constitue, avec l’islam politique, le principal obstacle à l’institutionnalisation du pouvoir.

II/ L’Armée, un rôle politique 

Un florilège assez caractéristique des slogans scandés par des millions de manifestants, notamment depuis le mois d’août « عسكرية شي ما  نية مد  دولة : pour un État civil et non militaire »,  جديد  من لعسكر ا حكم يريد لا الشعب : le peuple ne veut plus d’un nouveau pouvoir militaire », « كزرنة شي ما جمهورية  :  une république, non une caserne », « les généraux à la poubelle ستقلال الإ تدي جزائرال و et l’Algérie recouvrera son indépendance », « Dawla madania, maranach habssin :  un État civil et on ne s’arrêtera pas »…  en dit long sur le puissant sentiment de rejet généralisé que suscite aujourd’hui le haut commandement de l’armée. Ces slogans sont décisifs et se passent de commentaire, puisqu’ils ne souffrent d’aucune ambiguïté quant à la répulsion éprouvée à l’égard du pouvoir militaire. La perspective de voir l’Algérie s’émanciper de la mainmise de l’armée en se dotant enfin d’un État civil grâce à cette heureuse prise de conscience citoyenne est donc concevable. 

Pour saisir la genèse du fondement militaire du régime politique, il est indispensable de remonter à la source, c’est-à-dire à la guerre d’indépendance. Les « politiques » du FLN ont été progressivement engloutis par l’extraordinaire montée des militaires hostiles au « principe de la primauté du civil sur le militaire », consacré lors de la tenue du congrès de la Soummam. Leur opposition est si radicale qu’ils n’ont pas hésité à liquider physiquement en décembre 1957 Abane Ramdane pour en avoir été un ardent défenseur, lors dudit congrès et à la réunion du Conseil national de la révolution algérienne (CNRA) du Caire en août 1957. En défendant le principe d’un pouvoir civil, Abane redoutait une militarisation des conflits politiques entre les dirigeants pendant et surtout après la guerre. Mais en s’imposant, avant et après 1962, comme l’unique source du pouvoir contre les instances politiques d’alors, le GPRA et l’Exécutif provisoire, l’armée a reproduit la violence politique des janissaires, un fait massif sous la régence d’Alger. 

L’assassinat d’Abane constitue, pourrait-on dire, le point de départ de la structuration militaire du régime politique, mais c’est bien la mise en place de l’état-major général (EMG) de l’ALN, deux années plus tard, (16 décembre 1959 – 18 janvier 1960) sous le commandement du colonel Boumediene qui hypothéquera sérieusement les chances d’édifier une Algérie libre et démocratique. À l’approche de l’indépendance, le colonel Boumediene dépêcha le 18 décembre 1961 son proche collaborateur, Bouteflika, muni d’un passeport marocain, au château d’Aulnoy dans le département de Seine-et-Marne où étaient détenus les ministres du GPRA (Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mohammed Boudiaf, Mohammed Khider, et Mostafa Lacheraf), pour tenter de circonvenir Boudiaf qui rejeta catégoriquement l’offre de l’EMG de le porter à la tête de l’État. Faute de mieux et sur instruction de Boumediene, Bouteflika se détourna alors sur Ben Bella qui l’accepta. Dès 1962, l’EMG refusa de reconnaître une quelconque légitimité au GPRA et à l’Exécutif provisoire, ce qui provoqua une grave crise politique. 

À l’issue de cette crise, l’armée des frontières propulsa Ben Bella à la tête de l’État qu’elle renversa, cependant, trois années plus tard, soit le 19 juin 1965. L’armée, à sa tête le colonel Boumediene, s’installa dès lors durablement à tous les postes de commande. Le régime politique s’est depuis structuré par et autour de l’armée des frontières et se reproduit grâce à l’armée  jusqu’à la réforme constitutionnelle de février 1989. À la faveur de la nouvelle constitution et du multipartisme enfin reconnu, désormais l’armée est confinée formellement à la protection de l’intégrité du territoire (art. 28). Ses représentants au sein du comité central du FLN s’y sont, en effet, retirés le 4 mars 1989, alors qu’il ressort des dispositions des constitutions de 1963 et de 1976, définissant les missions de l’armée, que le rôle qui lui est confié est parfaitement politique. 

L’on peut y lire qu’elle « participe aux activités politiques, économiques et sociales du pays dans le cadre du parti » (art. 8 de la constitution de 1963) ;  qu’elle est « l’instrument de la révolution et participe au développement du pays et à l’édification du socialisme » (art. 82 de la constitution de 1976) etc. Ainsi sur le plan textuel, depuis l’adoption de la constitution de février 1989, l’armée ne fera l’objet que d’une seule et même disposition constitutionnelle, alors que les constitutions de 1963 et de 1976 ont fixé ses attributions à la fois dans le préambule et dans le dispositif contraignant de la constitution, elle a même fait l’objet d’un chapitre (VI) dans la constitution de 1976. Les révisions constitutionnelles ont introduit une conception classique de l’armée dont les missions sont désormais réduites à celles d’une armée conventionnelle, c’est-à-dire « … la défense de l’unité et de l’intégrité territoriale du pays… » (art. 28 de la constitution de 1996). 

Au côté de la désinstitutionnalisation du FLN par l’adoption du multipartisme, c’est bien le premier grand changement que les réformes institutionnelles ont introduit dans le champ étatique. Les tentatives de réforme de l’armée remontent, cependant, au milieu de la décennie 1980 par la création du grade de général (Belhouchet et Nezzar), le lancement d’un mouvement de réorganisation de la hiérarchie militaire ayant touché quasiment l’ensemble des officiers supérieurs de l’armée en 1989 avec des mutations, des promotions et des départs à la retraite. Ce processus de mutation de l’armée est enfin couronné par son retrait en mars 1989 des instances dirigeantes du FLN, son engagement à se conformer aux réformes et à respecter la constitution. Mais l’armée et les services de sécurité ne sont soumis à aucun contrôle gouvernemental ou parlementaire ; l’armée bénéficie d’un budget annuel de 25% du budget global de l’État, sans que cette dotation fasse l’objet d’un examen parlementaire. 

Cette « neutralité » fut de très courte durée, et l’armée ne tarda pas à sortir de sa réserve. Certains officiers supérieurs donnèrent dans un premier temps des interviews dans la presse en 1990 dans lesquelles ils feront constamment peser la menace d’intervention de l’armée pour « défendre la nation, la constitution, l’unité nationale… ». Le 11 janvier 1992, l’armée a mis à exécution ses menaces en annulant les premières élections législatives pluralistes. Comble du paradoxe pour le haut commandement de l’armée qui se targue de faire de la constitution son texte sacré ! Depuis février dernier, le chef d’état-major de l’Armée et vice-ministre de la Défense, ne jure que par la constitution qu’il sollicite dans ses nombreux discours jusqu’à l’excès. « Sortir de la constitution, disait-il, c’est détruire les fondements de l’État », il poursuit plus loin « ceux qui tentent sciemment d’outrepasser, voire geler, l’application des dispositions de la Constitution, réalisent-ils que cela signifie la suppression de toutes les institutions de l’État et s’engouffrer dans un tunnel obscur dénommé le vide constitutionnel ? » avant de conclure « il est impensable de procéder au nom du peuple, à la destruction de la réalisation du peuple algérien, qui est (…) la Constitution ». (Discours du mardi 18 juin 2019). 

Pourtant depuis février, c’est bien le chef d’état-major de l’Armée qui donne le la en s’adressant à la nation depuis des casernes quasiment chaque semaine par des discours on ne peut plus politiques. Il présente ses vœux aux Algériens à l’occasion des fêtes nationales, instruit la justice sur des dossiers de corruption, prend la parole en conseil des ministres avant le chef du gouvernement. Qui plus est, il voue aux gémonies les partis qui contestent l’élection présidentielle dans les conditions actuelles, parle de la préparation de la rentrée scolaire, impose le scrutin présidentiel, fixe lui-même sa tenue en décembre prochain, appelle les Algériens à se rendre aux urnes et se proclame garant du respect de la constitution. Or ces charges incombent constitutionnellement au chef de l’État et au gouvernement, quand bien même ceux-ci ne sont qu’intérimaires. « Le roi est nu », et l’attitude du chef d’état-major de l’armée défait l’imposture et dévoile la vraie nature du pouvoir d’État strictement contrôlé par l’armée.

Tout porte à penser que l’armée n’a pris le pouvoir que depuis le coup d’État du 11 janvier 1992. Un détour par l’histoire permet, nous l’avons vu, de nous apercevoir sans peine qu’elle n’a jamais cessé d’être son fondement depuis 1957. C’est bien la hiérarchie militaire qui a imposé tous les chefs d’État : de Ben Bella à Boumediene en passant par Chadli, Boudiaf, Ali Kafi, jusqu’à Zeroual et Bouteflika, tous ont été désignés par les hautes instances de l’armée et des services de sécurité. À la différence des régimes politiques dans l’ex-URSS et les ex-pays de l’Est où le parti communiste était le véritable détenteur du pouvoir, le FLN est l’instrument de l’armée qui en a fait la façade du régime. Évidemment, tous les textes officiels proclamaient jusqu’à la constitution du 23 février 1989 que le pouvoir est entre les mains du FLN, mais en réalité il existe deux pouvoirs : l’un, formel, représenté par des civils appartenant, jusqu’à l’introduction du multipartisme en février 1989, tous au FLN et, l’autre, réel, détenu par l’armée et les services de sécurité. 

Les partis de l’alliance présidentielle (FLN, RND, TAJ, MPA, MSP), ne sont en vérité qu’une apparence derrière laquelle se cache le pouvoir de l’armée. Pour preuve, toutes les grandes crises et tous les conflits de pouvoir que le pays a connus depuis son indépendance ont été tranchés en dehors des institutions habilitées à en connaître. Dans la pratique le pouvoir réel s’est toujours exercé indépendamment des institutions officielles et emprunte d’autres voies que celles du droit. Il se loge plutôt dans des cercles restreints, des conclaves, des clans mouvants dont les membres se recrutent souvent au sein de l’armée et des services de sécurité. Observons que le changement de constitution ne signifie nullement changement de régime  politique ; toutes les lois fondamentales et leurs modifications ont contribué à forger un régime présidentialiste. A suivre

Auteur
Tahar Khalfoune, universitaire, Lyon

 




LAISSEZ UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

ARTICLES SIMILAIRES

Les plus lus

Les derniers articles

Commentaires récents