25 avril 2024
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« Le Dernier été de la raison » : l’inquiétude d’un artiste

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« Le Dernier été de la raison » : l’inquiétude d’un artiste

Le dernier été de la raison, œuvre posthume de Tahar Djaout, est un roman d’anticipation dans lequel l’auteur se projette dans l’avenir que réserve l’idéologie des Frères Vigilants.

Dans l’Algérie des années 1990, la grande peur qui planait sur la société était : que va-t-il advenir si l’islamisme accédait au pouvoir ? Ce texte met en scène deux personnages (Boualem Yekker et Ali Elbouliga) qui ne se conforment pas aux nouveaux règlements sociaux.

Le premier chapitre du roman, intitulé Prédication, 1 mêle la prédication et la menace. On y dénombre quatre occurrences du mot « Œil », transcrit avec la majuscule. Cette scansion ne manque pas de rappeler au lecteur l’œil de Big Brother dans 1984, le fameux roman de George Orwell. Djaout emprunte au romancier anglais plusieurs de ces procédés, à commencer par l’idée générale du texte : une projection dans une société future gouvernée par un régime politique qui veut tout régenter. Le lecteur est introduit, dès les premières pages du récit, dans un univers « orwellien », balisé par la surveillance et l’exclusion.

Elbouliga est un ancien musicien d’un orchestre populaire. L’auteur ne nous donne que très peu d’indications sur ce personnage pour le moins étrange. Ses voisins l’évitent, sa passion (la musique) est décrétée illicite, et on lui reproche son passé d’artiste. Tel un spectre, il passe inaperçu et hante la librairie de Yekker où plus aucun client ne vient. Il est devenu un dérangé mental, obsédé par une seule question : « Quand le tremblement de terre se produira-t-il ?»

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Le cas de Yekker est beaucoup plus approfondi. Sa subjectivité est fouillée au fil des pages. Il finit par se retrouver seul au milieu de tout le monde. Il est devenu un paria que même sa femme et ses enfants ont renié, étant donné qu’il refuse de se soumettre à l’idéologie ambiante. Au-delà des persécutions, des menaces, des harcèlements de tous genres, ce qui l’éprouve le plus, c’est cette curieuse expérience ontologique : «Ce dont Boualem Yekker souffre le plus, c’est de la solitude. Il est parfois étonné de constater à quel point notre propre vie nous appartient si peu, à quel point elle devient inutile dès lors qu’on se retrouve face à soi-même, libéré des conflits, des servitudes, des inquiétudes ou des joies que nous imposent ou nous procurent ceux auxquels nous lie le destin. Il y a une indomptable panique à se retrouver seul avec le monde.»

Il a fallu à l’auteur cette plongée dans un univers de parias pour montrer les liens invisibles qui unissent les humains les uns aux autres. La haine, la vengeance, la jalousie… (les passions tristes, comme les appellent Spinoza), ne sont pas les seuls rapports détestables qui pourraient exister entre les hommes. Celui que l’on expérimente rarement (en dehors de la magie de la fiction) est l’absence de lien. Se retrouver seul au milieu de tous est une atroce expérience ontologique. Djaout nous le montre en suivant pas à pas le processus de déchéance de ses deux personnages (Yekker et Elbouliga).

L’état psychologique de Yekker se détériore au fur et à mesure de la narration : solitude, angoisse, insomnies… Il en vient à envier ceux qui font comme tout le monde, ceux qui suivent le cours des choses sans rechigner. Une partie de lui aurait voulu se laisser glisser sur la pente douce : se soumettre et accepter la folie généralisée pour réintégrer la communauté des hommes, retrouver sa femme et ses propres enfants ; en bref, partager le monde avec les autres quels qu’ils soient.

Or, sa conscience, son être profond, son nom lui interdisent d’aller à l’encontre de lui-même. Il ne peut plier. C’est dans ce sens que Yekker est un personnage tragique. Il est, en quelque sorte, condamné par son destin. Et comme la réalité objective n’accède pas à ses désirs, il réalise son tragique destin sous une forme onirique. Dans le chapitre intitulé Un rêve sous forme de folie, Yekker a rêvé avoir tué son propre fils qui s’enrôla dans les milices formées par les Frères Vigilants. Cet acte « manqué », dirait Freud, ressemble au sentiment d’Elbouliga vis-à-vis du tremblement de terre : il est fait d’un mélange du désir et de la peur qui se nichent dans les régions profondes de l’être.

Le tremblement de terre et l’infanticide renseignent sur la tentation du tragique (comme seule issue possible?) qui hante les deux personnages : Yekker et Elbouliga.

En conclusion, nous pouvons lire Le Dernier été de la raison comme une œuvre d’inquiétude : que restera-t-il aux amoureux de l’art et de la beauté dans une société obsédée par la bigoterie?

Amar Aït Ameur est l’auteur du roman Celle qui dit non.

Auteur
Amar Aït Ameur

 




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