28 mars 2024
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L’Ecole nationale d’administration : le moule du pouvoir ?

ANALYSE

L’Ecole nationale d’administration : le moule du pouvoir ?

Je compte, parmi mes amis (es) et collègues, un grand nombre de personnes qui est passé par l’ENA (1), école qui avait pour vocation première de produire des cadres de haut niveau, qui devaient être chargés de construire la haute administration du futur état algérien en gestation (2).

Mais la conjoncture actuelle nous dévoile, tous les jours, des noms de présumés hauts fonctionnaires délinquants, qui, pour une bonne partie, ont fréquenté cette institution. Je me suis, dès lors, posé une question simple : Y a-t-il une relation de cause à effet, entre cette école supérieure et la corruption généralisée, que nous en train de « découvrir » en direct, au quotidien ? La réponse est claire, nette et précise : Non, il n’y a pas de corrélation scientifique entre ces deux phénomènes sociologiques. Cependant, force est de constater, qu’un nombre important, peut être même exorbitant, de délinquants  « au col blanc », sont issus de cette école… comment donc résoudre cette équation ? 

L’analyse des programmes pédagogiques (3) retenus, pour la formation des cadres de l’état, peut être une piste pour tenter une explication triviale. En effet, ces programmes sont très proches de ceux enseignés par sa grande sœur jumelle qui est l’ENA française (4)… d’autant que cette dernière a fourni à la France (avec d’autres écoles supérieures civiles et militaires) des légions de fonctionnaires compétents qui font la gloire de l’état français (administration centrale et collectivités locales, établissements publics, entreprises), sans pour autant qu’on ne les retrouve impliqués dans des affaires scabreuses. Cependant, la similitude réside dans le fait, qu’un « pont fécond » s’est bâti entre la classe politique (Présidents, Premiers ministres, ministres, préfets, députés, sénateurs, chef d’entreprises…) et cette école prestigieuse où l’état français va puiser ses ressources humaines, hautement qualifiées, pour se construire (il y a lieu de signaler que quelques cadres de l’Afrique francophone et du Maghreb, triés sur le volet, y ont été « formatés »).

Des « camarades de promotion » (plusieurs années de formations, dans une même école, crées forcément des liens subjectifs) avec, certes, des parcours différents, vont « étoffer » les cabinets présidentiels, ministériels, la haute fonction publique, la magistrature,  les états-majors des grands partis politiques, les Conseils d’administration des grandes entreprises et notamment publiques, ainsi que les établissements publics (universités, hôpitaux, lycées, infrastructures…). Le « moule » va reproduire, quasi indéfiniment, la ressource humaine (5) nécessaire à la construction cohérente d’un état, qui développe des forces centripètes, en la formatant sur la base d’un certain nombre de valeurs et de déterminants, négociés, préalablement, dans un consensus idéologique régénéré, au fil des événements majeurs qui ont marqué ce pays (guerres, révolutions, réussites ou échecs des avancées scientifiques, culturelles, mutations et conjonctures nationales et internationales).

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 Qui pourrait en vouloir, aux initiateurs du projet, à cette époque ? Mais, dans notre cas, les matières enseignées nous indiquent clairement les buts recherchés et les objectifs escomptés, puisqu’une large part pédagogique est allouée au droit administratif et ses démembrements et aux finances publiques et ses instruments ainsi qu’à l’organisation territoriale (Wilayas, Daïras et Communes). Cette école va déployer ses étudiants vers des spécialités telles que l’administration centrale et locale, les finances publiques, la magistrature, les établissements publics et la diplomatie (6). Comment et dans quelles conditions, dans notre pays, le pont entre la gestion de l’administration et la « carrière politique » (7) a-t-il donc été bâti ?

En effet, le passage, plus ou moins long et « réussi », dans un certain nombre de wilayas dites « sensibles » (8), va servir de tremplin à un portefeuille ministériel, toutes spécialités confondues, avec un souci certain d’équilibre régional, durant les trente premières années de l’indépendance. Le problème des pouvoirs régionaux et locaux par rapport au pouvoir central (jacobin), n’est perçu que sous l’angle  étroit de la décentralisation et de la déconcentration (9).

En outre, depuis les ordonnances des années 60, organisant les relations entre le pouvoir central (ministère de l’intérieur et les wilayas et les daïras) et celui local (APC), on va être amputé, progressivement, par plusieurs amendements des prérogatives du dernier, au profit du premier, jusques et y compris, au niveau des finances publiques, par la création du Fonds Commun des Collectivités locales (FCCL) et également par la dissolution du corps de la police communale.

Enfin, pour définitivement achever la reprise en main des pouvoirs locaux, les délibérations des APC et des APW ne seront exécutoires qu’après « validation » par les walis. Les walis et leurs adjoints, chefs de daïra, comme démembrement de l’état, deviennent, dès lors, les véritables « maîtres » des collectivités locales et agissent, pour le compte du pouvoir central et en son nom, avec des pouvoirs exorbitants, les plus étendus, au niveau local. Ils deviennent donc « éligibles » à une carrière « politique » c’est-à-dire à un portefeuille ministériel, de toute nature (10)! 

Formatés à l’obéissance hiérarchique, à l’ENA et se considérant comme investis d’un pouvoir sans limites, en tant qu’élite, beaucoup vont franchir le « Rubicon », en ne faisant plus la distinction entre les biens publics  qu’ils gèrent et ceux privés, d’autant que, ces vingt dernières années, le pouvoir va leur attribuer la mission du développement économique et social régionalisé. A la réunion regroupant les walis et le gouvernement, le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, avait eu cette phrase désormais célèbre, en direction des walis : «Je vous donne l’ordre d’investir ! ».

Cette confusion dans les prérogatives, voulue par le pouvoir, va se traduire dans des textes législatifs et réglementaires qui vont attribuer à ces derniers les moyens légaux de leur mise en œuvre, à travers « des autorisations, des dérogations, des concessions,  passe-droits, des quotas, des privilèges …), dans tous les domaines (foncier, marchés publics, services, logements, emplois, Hadj, sécurité…), qu’ils vont gérer, pour certains, au profit de la collectivité (11) mais pour beaucoup d’autres pour des intérêts privés occultes, souvent sous la pression et l’injonction du pouvoir central, qui les a désigné et profitant au passage de se construire des fortunes… La boucle est bouclée et le « club des énarques » va constituer le vivier du pouvoir pour assoir son autorité et faire main-basse sur le patrimoine public.

Automatiquement, il va se retrouver aux premières loges, lorsque des opérations d’« assainissement » verront le jour, ce qui est le cas actuellement, dans les diverses affaires de corruption où certains sont directement ou indirectement impliqués !

Ainsi, l’ENA qui a été conçue pour pourvoir l’Etat en cadres qui devaient servir à son édification, a été dévoyée de sa vocation originelle, pour se retrouver aujourd’hui, au cœur de la plus grande opération « main propre » qu’a connu notre pays, donnant un spectacle, national et international, déplorable de nos institutions et de ceux qui les représentent.

Question subsidiaire : Y a-t-il un cours sur la corruption et ses frontières, dans les programmes de l’ENA ? 

M.G.

Notes 

(1) L’École nationale d’administration a été créée en 1964, par  le décret présidentiel no 64-155 du 8 juin 1964[5], et président de République algérienneAhmed Ben Bellaattachée directement à la Présidence de la république. Elle est placée, depuis le 12 novembre 2005, sous la tutelle du Ministère de l’intérieur et des collectivités locales. Elle a formé, entre 1964 à 2017, quelques 6.021énarques, avec la promotion la plus réduite de 32 énarques, Didouche Mourad (67-71) et celle la plus forte de 366, Constitution 89 (87-91).  

République algérienne (2) A tord ou à raison, on attribue à A. Medeghri, (dont elle porte le nom depuis le 10 décembre 2014), considéré comme « le père de l’administration algérienne », puissant ministre de l’intérieur d’A. Ben Belle puis de H. Boumediene,  membre du Conseil de la Révolution, la conception du projet jusqu’à sa réalisation. 

(3) L’organisation pédagogique (conférence et travaux pratiques) est articulée sur la théorie, la doctrine, la jurisprudence et les principes du droit administratif, sur les structures de l’administration, de ses moyens d’actions (Police administrative, théorie des services publics et actes administratifs, la fonction publique, le domaine public, la justice administrative), sur le cadre institutionnel d’organisation et de fonctionnement de l’État, des collectivités territoriales (commune, daïra, wilaya) et établissements publics, sur les techniques de la communication . Des stages et formations pratiques doivent permettre d’acquérir une expérience pratique du fonctionnement de l’administration et des institutions publiques.  Enfin, l’élaboration d’un mémoire de fin de formation viendra couronner la formation.

(4) L’école nationale d’administration (ENA) française, a été créée par l’ordonnance no 45-2283 du 9 octobre 1945 par le Gouvernement provisoire de la République française, alors présidé par le Général de Gaulle

(5) Au cours de la Ve République, les énarques jouent un rôle central dans la vie politique française avec quatre présidents de la République, huit Premiers ministres, de nombreux ministres et secrétaires d’État, des ambassadeurs, des chefs d’entreprises publiques…).

(6) Cette spécialité, voulue d’excellence, va être très vite dissoute, sous prétexte qu’« on avait le plein de diplomates » ! De même, un ancien énarque devenu ministre de l’intérieur a failli dissoudre l’ENA entière, sous prétexte qu’« on avait le plein de Walis » ! Ceci est lié à cela.

(7) Un débat byzantin s’est instauré autour de ceux que l’on désigne comme des ministres techniques et ceux politiques. En fait, la définition universelle d’un portefeuille ministériel ne peut être que politique, c’est-à-dire appartenant à un courant politico idéologique et structuré au sein d’un parti politique, qui développe, à travers un programme, une stratégie de prise de pouvoir, par le biais d’une élection démocratique et transparente. Un ministre dit technique est dispensé d’un tel ancrage et affiche une « neutralité » apparente, ce qui ne peut être qu’un moment politique transitoire, dans une conjoncture de crise institutionnelle aigue.

(8) Ce qui est convenu d’appeler les Wilayas sensibles sont celles qui sont considérées par le pouvoir comme rétives et susceptibles de le contester comme celle Tizi-Ouzou, découpée en plusieurs autres Wilayas à chaque découpage territorial (Boumerdès, Bouira, Bejaia) ou Constantine (Mila, Skikda, Jijel). 

(9) La décentralisation (des décisions administratives) et la déconcentration (des décisions financières) avaient pour but généreux initial, d’alléger la bureaucratie et de raccourcir les délais de réponse des décisions. Elles ont vite été détournées au profit des walis qui vont s’en servir pour contourner les politiques publiques initiées par l’administration du plan et souvent pour la réalisation de projets populistes, régionalistes voire tribaux. 

(10) Il est assez amusant de constater que les walis ont occupé des postes ministériels dans toutes les disciplines (finance, santé, sport, travaux publics, travail, habitat…), sans qu’ils ne soient préparés à gérer le secteur, ce qui les transformait en une véritable « caisse à outil universelle». 

(11) Il faut rendre justice à tous ceux qui n’ont pas cédé aux injonctions et qui ont été, soit démis de leur fonction, soit désignés dans des wilayas reculées sans pratiquement de rentes ou encore l’ont payé de leur vie comme l’ex-wali d’Annaba.    

Personnalités politiques, issues de l’ENA (liste non exhaustive).

La liste des Premiers ministres, ministres, Walis et hommes d’affaires, présentés devant la justice (au 20 Août 2019). 

Les juridictions chargées d’enquêter sur des affaires de corruption ont ordonné le placement en détention provisoire, sous contrôle judiciaire ou la mise en liberté d’anciens membres du Gouvernement, de cadres supérieurs et d’hommes d’affaires. En voici quelques noms.

Détention provisoire:

– Ahmed Ouyahia (ex-Premier ministre).

– Abdelmalek Sellal (ex-Premier ministre).

– Amara Benyounes (ex-ministre du Commerce).

– Djamel Ould Abbes (ex-ministre de la Solidarité nationale et de la Famille) et ses fils.

– Said Barkat (ex-ministre de la Solidarité nationale et de la famille).

– Youcef Yousfi (ex-ministre de l’Industrie et des Mines).

– Mahdjoub Bedda (ex-ministre de l’Industrie).

– Amar Ghoul (ex-ministre des Transports).

– Abdelghani Hamel (ex-directeur général de la Sûreté nationale) son frère et ses fils.

– Abdelghani Zaâlane (ex-Wali d’Oran et ex-ministre des Transports et des Travaux publics).

– Mohamed Ghazi (ex-Wali de Chlef et ex-ministre).

– Abdelhafidh Feghouli (ex-vice-président de Sonatrach)

– Hamid Melzi (ex-DG de l’Etablissement public « SAHEL » et ex-PDG de la Société d’investissements hôteliers « SIH ») et ses fils.

– Abdelmalek Benhamadi (homme d’affaires) et ses frères.

– Mourad Oulmi (homme d’affaires).

– Hacène Arbaoui (homme d’affaires).

– Ahmed Mazouz (homme d’affaires).

– Mahieddine Tahkout (homme d’affaires) frères et fils.

– Réda, Abdelkader, Karim et Tarek Kouninef  (hommes d’affaires).

– Issad Rebrab (homme d’affaires).

– Ali Haddad (homme d’affaires) et ses frères.

– Meziane Mohamed (ex-PDG de Sonatrach) et son fils.

– Moussa Ghelaï (ex-Wali de Tipaza). 

Plusieurs dizaines de personnalités politiques (P/APC) et cadres centraux et locaux des services des domaines et du foncier, des magistrats, des PDG et des DG de banques et entreprises publiques, des officiers supérieurs de l’ANP et de la DGSN, sont également soit incarcérés soit suspendus en attendant la fin des enquêtes.  

Contrôle judiciaire.

– Karim Djoudi (ancien ministre des Finances)

– Amar Tou (ancien ministre des Transports)

– Abdelkader Zoukh (ex-wali d’Alger)

– Fouzi Benhocine (ex-wali de Skikda).

– Abdelmalek Boudiaf (ex-Wali d’Oran et ex-Ministre).

Mise en liberté.

– Abdelkader Benmessaoud (ministre du Tourisme et de l’Artisanat en exercice et ancien wali de Tissemssilt).

– Mohamed Djamel Khenfar (wali d’El Bayadh, en exercice).

– Benmansour Abdellah (ex-wali d’El Bayadh).

– Djeloul Boukerbila (ex-wali de Saïda).

– Seif El Islam Louh (wali de Saida).

– Zoubir Bensebane (ex-Wali deTlemcen). 

Interdiction de sortie du territoire national (ISTN).

– Tayeb Louh (ex-ministre de la Justice, Garde des sceaux).

Mandats d’arrêt internationaux.

– Khaled Nezzar (ex-ministre et général à la retraite) et son fils.

– Chakib Khelil (ex-ministre).

– Abdeslam Bouchouareb (ex-ministre).

-Farid Benhamdine (homme d’affaires).
 

Auteur
Dr Mourad Goumiri, Professeur associé

 




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