28 mars 2024
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Les bijoux de ma mère

REGARD

Les bijoux de ma mère

Je fis connaissance avec l’indépendance le jour où ma mère arrêta, enfin, la lancinante prière qu’elle adressait au Ciel depuis de longues années : « Quand verrons-nous donc le jour de Houria ? ». 

Ne sachant pas encore que Houria signifiait indépendance en arabe, j’en avais conclu, pendant ma prime enfance, que le bonheur de ma mère, pour de mystérieuses raisons, était entre les mains de ma jeune tante paternelle, une femme pétillante, à l’humeur enjouée, un brin coquine, précocement divorcée, et qui assurait à la maisonnée sa ration de cancans et de bonne cuisine.

Houria, pensai-je, avait réussi à planter comme une graine de jovialité dans le cœur désabusé de ma mère et rien que pour cela, Houria, à la fois tante et magicienne, m’apparaissait alors comme la plus belle offrande de Dieu.

Pendant longtemps, tant que dura le rêve, j’avais imaginé l’Indépendance dans le corps d’une belle femme. J’apprendrai plus tard que je n’étais pas seul à fabuler sur l’indépendance.

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Les colons français n’étaient pas encore tous partis que ma mère s’empressa d’offrir ses bijoux à une éphémère Caisse de solidarité mise sur pied par le nouveau gouvernement et censée faire contribuer le peuple au démarrage de la jeune République.

« Vive le FLN ! « Ma mère venait de voter Oui pour l’indépendance, comme tout le reste des Algériens », 98% de participation, quand on aime, on ne compte pas. Et tant pis si nous ne savions pas à quoi pouvait ressemblait l’indépendance, on avait dit « oui ». « Vive le FLN ! »

Cinquante années plus tard ladite république n’avait toujours pas démarré et ma mère avait déchiré sa carte électorale. Elle avait même renoué avec les prières adressées au Ciel. « Je prie pour ta libération,, mon fils », m’avait-elle dit à travers la vitre sale du parloir de la prison d’Alger, Dieu l’a sans doute voulu ainsi, mon fils, m’avait-elle ajouté. Tu devais endurer l’insoutenable différence entre les humains afin de pouvoir la raconter. Dieu seul sait. N’oublie pas qu’on écrit sous sa dictée. Et puis, il faut te rappeler le savoir n’appartient pas à celui qui le porte, mais à ceux qui en ont besoin »

Ma mère est partie sans savoir à quoi avaient pu servir ses bijoux. Elle avait toujours rêvé de vivre un monde meilleur et je crois qu’elle n’en a voulu à personne de n’avoir pu le rencontrer. Elle m’avait laissé un vieux téléphone portable, un Nokia de la toute première génération au moyen duquel elle rappelait au monde qu’elle était encore en vie et grâce auquel je l’entendais me dire les mots des pauvres gens, fais attention à toi, surveille ton alimentation, prends soin des enfants, non je n’ai pas besoin d’argent…

C’était il y a soixante ans. Du temps où l’on votait à 98%. Aujourd’hui il n’y a plus personne pour aller voter, même pas à qui offrir ses bijoux.

M.B.

Auteur
Mohamed Benchicou

 




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