28 mars 2024
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Lounès Matoub, ce voleur de feu… sacré

In memoriam 

Lounès Matoub, ce voleur de feu… sacré

L’assassinat de Lounès Matoub, surnommé avec juste raison le « Rebelle », le 25 juin 1998, fut pour moi comme le « Grand soir » du monde; en ce sens que rien ne sera plus jamais comme avant. Il y eut un avant et un après.

Il y eut forcément ruptures, sinon discontinuités brutales, dans mon appréhension du monde. Non pas que je sois subitement en proie au défaitisme; non. Mais abattu par le meurtre vil d’un poète audacieux, qui disait haut ce que nous, ses fans, pensions tout bas.

C’était dur, voire violent, me faire à l’idée de ne plus entendre désormais chanter ou revoir sur pied l’homme au tel gabarit. Lounès Matoub qui fustigeait la dystopie Algérie, où il fait mal vivre, remettant tout en question: tantôt la femme objet / sujet, la jeunesse sacrifiée sur l’autel de la médiocrité et de l’abrutissement des masses, l’ostracisme social, l’interdiction frappant la langue vernaculaire amazigh (le berbère), l’Histoire revisitée puis falsifiée et uchronisée, la bigoterie élevée au rang de religiosité – dans un pays où la religion envahit toutes les sphères censées être privées de la société, et qui persécute l’individu jusque dans le plus intime retranchement de ses pensées -; tantôt les amours impossibles qui le déchiraient, aussi charnels que platoniques, terrestres que patriotiques, car Lounès chantait aussi, il est vrai, à s’y méprendre, la femme Algérie [dans le contexte de l’époque]. Mais aussi et surtout la femme Kabylie qui l’écorchait vif.

La femme Algérie, toujours dans « le contexte de l’époque », la femme Kabylie, pour notre poète, étaient à bien des égards ce que Nedjma [l’Étoile] était à Kateb Yacine. Ou ce que Stella Maris est aux marins. À quelques nuances près, quant à l’engagement s’entend, Lounès Matoub est pour les Kabyles ce que Victor Jara est pour les Chiliens, Pier Paolo Pasolini pour les Italiens, ou Federico García Lorca pour les Espagnols. Tous les quatre, bien que sous des latitudes distinctes et chacun à sa manière, subversifs ils portèrent haut les idéaux de liberté face à la dictature et aux fascismes rampants dans leurs pays respectifs. Et tous les quatre, ils payeront de leurs vies leurs quêtes inassouvies de vérité, de justice, d’un monde meilleur. Ils étaient le «porte-voix» des «sans voix». Ils étaient nos ports d’attache. Ils étaient nos éclaireurs.

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Si bien que de leur martyre naîtront des mythes dont nous nous servons à présent pour atténuer nos frustrations de damnés de la doxa de la Caverne de Platon. Car, dans notre condition de résignés, il nous restera toujours l’insolence subversive de nos poètes conduits à l’échafaud, pour vol de feu sacré, comme ultime consolation. Il nous restera toujours leurs fragments d’éclats, leurs oeuvres, qui continueront à irradier de tous côtés dans nos mémoires collectives.

En exécutant l’homme, les assassins consacreront la légende et les mythes de Lounès Matoub le poète hardi. Ce jour-là, en voulant faire disparaître physiquement et définitivement la personne, ils ne réalisaient pas que ce qu’ils obtiendraient de leur forfait était bien l’inverse de l’objectif qu’ils s’étaient fixé : son immortalité. Du coup, faisant le pied de grue, il leur rira au nez : « Si vous croyez que vos balles peuvent me tuer, me revoilà, plus vivant que jamais. » [ ce qu’il chantait déjà dans « L’ironie du sort », 9 ans auparavant, après s’être échappé à une mort certaine lorsqu’il fut mitraillé par un gendarme, recevant 4 balles dans le bas-ventre.

C’était un 9 octobre 1988, alors qu’il était à bord de sa voiture, accompagné d’un jeune étudiant. On les arrêta à un barrage de contrôle, après une fouille, on trouva sur eux des tracts appelant au calme dans la région de Kabylie. Dans un acte échappant à tout entendement, on lui tira dessus, avec l’intention de lui donner la mort. Surtout le sachant coqueluche, repère de référence, de toute une région traditionnellement réfractaire à l’ordre établi. Avec du recul, en agissant ainsi, l’on se demande encore si on ne prétendait pas mettre le feu aux poudres.

En tout cas, il y avait comme une volonté à vouloir le happer, puis broyer, pour le réduire au silence dans un contexte particulièrement trouble et explosif. Car cela faisait 4 jours que le pays était en proie à une agitation sociale sans précédent. La grogne enflait exponentiellement.

À Alger, l’armée avait tiré sur la foule. On parlait de plus de 500 morts et de milliers d’arrestations. ] Si en octobre 1994, pour une deuxième fois, et grâce à la mobilisation grandiose et continue de toute la Kabylie, il réussit à s’extirper des griffes de la mort, après s’être fait kidnapper pendant deux semaines, par le redoutable Groupe islamique armé (GIA), il n’en sera pas de même pour cette fois-ci. Lounès s’était trop ri de sa propre mort que celle-ci finit par le rattraper. Le poète avait raison. Sitôt la nouvelle de sa mort annoncée, celle-ci se répandit comme une traînée de poudre dans tous les coins et recoins de la Kabylie.

Et même au-delà, les télévisions du monde entier reprenaient en boucle l’information. Criblé de balles, dix-sept au total dont trois reçues à la tête, au volant de sa voiture, le commando d’une dizaine d’hommes, embusqué au détour d’un virage à Thala Bounane, sur la route menant à  son village Taourirt-Moussa, dans le massif du Djurdjura, ne lui laissa aucune chance de survie. Ce jour-là, il était accompagné de sa femme, Nadia, et ses deux belles-soeurs, Farida et Ouardia. Ils étaient à bord de sa Mercedes, comme sur un nuage, en train d’écouter sa version parodique de l’hymne national « D-aghuru » [la trahison], qui n’était pas encore sortie dans les bacs, quand soudain ils furent surpris par des coups de feu nourris. Puis, tout se précipita. Visiblement, le coup a été monté avec une telle dextérité que rien n’avait été laissé au hasard, planifié et exécuté par des « professionnels ». Rapides et précis.

Lounès meurt sur le coup, son arme d’autodéfense à la main. Nadia et ses soeurs étaient laissées pour mortes; elles s’en sortiront postérieurement, après des mois d’hospitalisation et de soins intensifs.

Des témoignages de sympathie ne tarderont pas à fuser de partout. Le président français Jacques Chirac, en voyage officiel en Namibie, dénonçant le « lâche assassinat » : « J’ai appris avec consternation et une très grande tristesse la nouvelle de l’assassinat de Lounès Matoub… C’était une belle voix, une très belle voix et j’espère qu’elle ne se taira pas ». Passés les premiers moments de choc émotionnel, marqués par des abattements, des évanouissements et des crises d’hystérie, ce qui était aux tout débuts une révolte populaire spontanée prit soudain des allures insurrectionnelles insoupçonnées. Se sentant orpheline de son idole, au comble de l’exaspération, et ne croyant pas à la version officielle sur les exécutants du guet-apens, la jeunesse kabyle était descendue dans la rue, résolue à en découdre avec tout ce qui symbolisait l’État et ses institutions.

La rage au coeur, on scandait instinctivement et à l’unisson : « Pouvoir assassin !  » Édifices publics, commissariats de police, brigades de gendarmerie, panneaux de signalisation, enseignes, rien n’échappera au courroux dévastateur de la population des jours durant. Trois jeunes auront à payer de leur vie leurs protestations, emportés dans une spirale de violence causée par la répression. Des milliers d’autres seront blessés, ou détenus…

Des  rues barricadées, des routes coupées, et par endroits transformées en zones «libérées», en rajoutaient au décor planté. Celui d’un Grand soir du monde… kabyle. Il y régnait une atmosphère de Révolution. Détonations, sons de sirènes, clameurs assourdissantes, youyous stridents surgissant de balcons ou de fenêtres, se confondaient pêle-mêle. Des colonnes de fumée montaient des villes et villages. Les gaz lacrymogènes rendaient l’air irrespirable, étouffant. Le temps semblait s’y être arrêté, l’espace d’un été particulièrement lourd d’incertitudes et mémorable, en prélude à d’autres tempêtes à venir.

Dans l’intervalle, il y eut le Printemps noir de Kabylie en 2001, avec son lot de malheurs. 128 jeunes y périront pour le même idéal de justice et de liberté que celui de leur idole. 22 longues années sont passées depuis, sans que justice ne soit rendue pour que sa famille particulièrement, et la Kabylie en général, puissent enfin faire leur deuil. Enquête bâclée, voiture portant 78 traces d’impact de balles non expertisée, non mise sous scellés… Deux personnes condamnées, 13 ans plus tard,  lors d’un simulacre de justice. On leur attribue des faits avoués sous la torture.

Le ou les commanditaires, eux, continuent à briller par leur absence. Il existe au plus haut sommet de l’État un manque avéré de volonté d’élucider l’affaire Lounès Matoub.  Mais nous, nous sommes, chaque jour un peu plus, des millions à porter Lounès dans nos coeurs. « Les morts ne sont vraiment morts que lorsque les vivants les ont oubliés « , dit-on. Des parvis, des rues, des Jardins, des centres culturels et autres portent son nom au Canada, en France, en Kabylie… Des livres qui lui sont dédiés sortent chaque année un peu partout dans le monde.

Des exposés de soutenance, des mémoires, des critiques décortiquant ses oeuvres se succèdent régulièrement. Lounès Matoub est célébré par tous les mouvements épris de justice et de liberté, des droits des peuples autochtones. Il devient le symbole de toutes les causes justes et le « patriote de toutes les patries opprimées ».

La Kabylie séculaire, aux valeurs universelles, aura donné, pour ainsi dire, en le personnage du « Rebelle » un citoyen du monde. Sa voix qui n’est pas prête de s’éteindre en pays kabyle, loin de là, s’écoute encore dans les foyers, les espaces publics; comme dans les taxis, les bus, les fêtes. Où il n’est pas rare que des interlocuteurs, lors de joutes oratoires invitant à la réflexion, au débat, fassent appel à l’autorité de ses chansons, ou ses déclarations, pour y puiser des arguments-massues. Le nom de Lounès Matoub, lorsque l’on parle de combats pour les libertés, la langue amazigh, est sur toutes les lèvres.

Même mort, il continue de déranger et de secouer les idées reçues. D’ailleurs n’est-il jamais mort ? Se sachant en sursis, il aimait à dire : « Je suis de la race des guerriers. Ils peuvent me tuer mais ils ne me feront jamais taire. » Un phénix qui renaît indéfiniment de ses cendres. On ne tue pas les idées. « Un poète peut-il mourir ? Chante, Matoub. Chante ! »

Auteur
Mohamed Ziane-Khodja

 




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