28 mars 2024
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Patrimoine matériel et immatériel : entre confinement, bradage et inconscience

DECRYPTAGE

Patrimoine matériel et immatériel : entre confinement, bradage et inconscience

L’Algérie vit son « Mois du patrimoine » (18 avril-18 mai) dans le confinement imposé par la pandémie du coronavirus. Mais, rétorqueront tous ceux qui suivent de près l’état et l’évolution de notre patrimoine matériel et immatériel, quel changement y aurait-il par rapport aux éditions des années précédentes où l’on festoyait à tue-tête pour des résultats plus que modestes, voire décevants ? 

L’administration n’a pas cessé d’organiser ses journées, de nommer ses ministres délégués, de fournir des sujets de « remplissage » aux J.T. de la télévision, afin de porter aux nues un secteur abattu, flasque et arrêté net pas une patente impasse. La crise financière dans laquelle se débat le pays depuis presque six ans a enfoncé davantage les activités d’artisanat, allant de la vannerie des Hauts Plateaux jusqu’au tapis d’Ath Yahia, en passant par la dinanderie de la Casbah, la poterie de Fellaoucène et d’Ath Khir, ainsi que l’ébénisterie d’Ighil Ali.

L’artisanat, qui était naguère une économie et un art, un gagne-pain et marqueur mémoriel et culturel, est aujourd’hui l’ombre d’elle-même. Le diagnostic, il ne faudrait pas le chercher dans les séminaires et les journées d’études. Il est à relever sur le terrain, dans les ateliers (dont certains ont mis la clef sous le paillasson) et dans le mode de consommation des acheteurs, se rabattant sur les ersatz d’artisanat ramenés de Chine, de Turquie ou d’ailleurs.

Pourtant, les belles tisseuses d’Ath Hichem, les férus bijoutiers d’Ath Yenni et les potières adroites de Maâtqa et Ath Khelili, sont en train de prolonger, contre vents et marées, une économie ancestrale, et ces acteurs sont, de toute évidence, les légataires d’un message culturel qu’ils continuent à matérialiser dans les objets qu’ils fabriquent encore, malgré les maints assauts d’une fausse modernité tapageuse, doublée d’une culture de la rente qui a décidé que « personne ni nulle matière ne sont indispensables ».

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À ce titre, les artisans et les artisanes qui maintiennent le souffle ancestral dans un climat d’adverse fortune, sont non seulement à saluer, mais surtout à encourager pour qu’ils gardent le cap. Le fait-on assez ? Il semble que tout est fait pour décourager la transmission des vieux métiers, qui sont les témoins de l’histoire sociale et culturelle du pays et qui sont également des marqueurs identitaires inégalés.

Il se trouve que, même à l’Université, le module des « faits économiques et sociaux », dispensé pour les étudiants de la filière Économie et Gestion, sont les moins suivis et les plus hermétiques. Quant au cours d’esthétique, devant se pencher sur le décryptage et l’étude sémiologique des motifs portés par ces objets artisanaux, ils sont confinés dans l’école des Beaux-arts, maquant visiblement de vulgarisation et de médiatisation.

Sur un autre plan, le discours sur la diversification de l’économie nationale- censée réduire la dépendance du pays vis-à-vis des hydrocarbures, et travailler ainsi pour assurer sa sécurité économique- a investi presque toutes les instances administratives et les structures techniques, sans que des perspectives réelles et tangibles puissent être dégagées dans ce sens, particulièrement en direction de ces puissantes potentialités qui ont fait l’économie et la culture d’autrefois.

Nous avons eu l’occasion de visiter des projets de réhabilitation de l’artisanat et des métiers du terroir dans des pays européens, qui ont bouleversé la vie des populations locales, en augmentant leurs revenus, en réduisant fortement le chômage et en plongeant les jeunes générations dans la « glaise » qui constitue la substantifique moelle de la personnalité et de la culture des populations locales.

L’argenterie chinoise « à l’honneur »

Même affectée par la crise économique depuis la fin 2014, l’Algérie n’a pas encore exploité toutes ses potentialités en la matière. Agriculture, agroalimentaire, transferts financiers de la diaspora algérienne, tourisme, artisanat et d’autres créneaux encore, ont besoin d’être explorés, étudies et proposés à l’investissement. À lui seul, l’artisanat peut jouer un rôle non négligeable dans la renaissance de l’économie familiale.

Des pays voisins, à l’image du Maroc, ont fait de ce secteur un maillon important de l’économie, faisant vivre des milliers de ménages, particulièrement dans une heureuse jonction avec l’activité touristique, grosse consommatrice de produits artisanaux, sans négliger les opérations d’exportation vers l’étranger. Les consommateurs étrangers de produits locaux sont ainsi doublement ciblés: par l’achat local lors des déplacements de touristes et par l’exportation.

argenterie

La relance de ce secteur en Algérie n’a pas encore bénéficié de toutes les conditions requises, et ce, malgré l’existence de traditions et de pratiques artisanales riches et précieuses, résultat d’une transmission entre générations, couvrant la totalité du territoire national. Ces pratiques ont malheureusement subi les aléas d’une modernité mal assumée, faite d’argent facile et d’imitations, même de parodies, qui dévalorisent le produit local au profit de tout ce qui est étranger.

Des pans entiers de la mémoire collective, de savoir-faire et de précieux métiers sont en train de dépérir, au moment où le pays se permet d’importer des produits artisanaux étrangers, relevant parfois de la pacotille. Actuellement, les magasins de bijouterie sont bien achalandés d’argenterie chinoise fabriquée par des procédés industriels qui n’ont rien à voir l’artisanat, dût-il venir du pays de Confucius.

Sauver les spécificités identitaires

Dans ce contexte, il est opportun de rappeler cette définition que donne l’Unesco du terme « artisanat », l’évacuant du processus de fabrication industrielle qui a aujourd’hui pignon sur rue dans un certain nombre de pays gagnés par l’appât du gain et avertis de la disponibilité des pays rentiers comme l’Algérie à faire commerce de « joujoux » qui relèguent à l’arrière-plan une mémoire, un savoir-faire et une culture du pays qui remontent à plusieurs millénaires.

L’Unesco définit ainsi l’artisanat: « On entend par produits artisanaux les produits fabriqués par des artisans, soit entièrement à la main, soit à l’aide d’outils à main ou même de moyens mécaniques, pourvu que la contribution manuelle directe de l’artisan demeure la composante la plus importante du produit fini… La nature spéciale des produits artisanaux se fonde sur leurs caractères distinctifs, lesquels peuvent être utilitaires, esthétiques, artistiques, créatifs, culturels, décoratifs, fonctionnels, traditionnels, symboliques et importants d’un point de vue religieux ou social« .

tapis

Dans ces opérations commerciales « contre-nature », la faute ne revient sans doute pas aux exportateurs des autres pays, bons commerçants, faisant feu de tout bois. Elle incombe à ceux-là même qui l’importent, la consomment et ne font rien pour promouvoir leur culture, leur patrimoine et un segment précieux de l’économie locale.

Dans un monde en pleine globalisation, où l’industrie et les nouvelles technologies de l’information et de la communication constituent les produits essentiels d’une uniformisation rampante des valeurs culturelles et de la vision esthétique, les produits d’artisanat- à côté des autres produits culturels du patrimoine immatériel (poésies, chansons, littérature, peinture, théâtre, contes…) – peuvent constituer l’ « exception » qui sauvera les spécificités identitaires et contribuera à la connaissance et à l’enrichissement mutuels des peuples.

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Ce que certains pays européens, à commencer par la France, ont tenu à défendre face à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sous le labelle d’ « exception culturelle », peut bien être invoqué dans ce cas de figure pour en faire bénéficier des produits considérés comme patrimoine matériel ou immatériel d’un pays ou d’un peuple, marqueurs culturels authentiques pour lesquels on sera en peine de fixer une valeur vénale. Sur les objets matériels considérés et dans les images mentales des œuvres immatérielles héritées des temps anciens, sont sigillés, ad vitam aeternam, la mémoire, la personnalité, l’âme et le génie de leurs auteurs et du peuple duquel il sont issus.

Auteur
Amar Naït Messaoud, journaliste

 




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