25 avril 2024
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Tunisie : au fond du problème         

TRIBUNE

Tunisie : au fond du problème         

« Ce n’est pas le Parlement qui doit régner ; c’est le peuple qui doit régner à travers le Parlement ». (Winston Churchill)

Le président tunisien est un homme à prodiges. Venu à la politique à un âge tardif, sans parti, sans partisans, sans argent, sans passé, sans programme, Kaïs Saïed a toutefois réussi la prouesse de prendre la présidence de la République avec un score qui fait rêver. Il n’a pas eu à sillonner le pays, c’est à peine s’il a été vu dans quelques cafés et places publiques. A l’ère du virtuel et du digital, quelques apparitions à la télévision ont suffi à faire de lui un chef d’Etat qui sera peut-être un jour comparé en Tunisie à Churchill ou de Gaulle.

Le professeur de droit inspirant confiance avec son profil de notaire du XIXe siècle et l’autorité avec son allure militaire, fleurant les bonnes choses d’antan et parlant l’arabe comme Mutanabbi et le français comme Chateaubriand, cet homme ancien et moderne à la fois gagna immédiatement les faveurs de l’électorat tunisien déçu par une classe politique se complaisant dans des compromissions pendables. Inconnu au bataillon, sans CV politique susceptible de lui attirer des critiques, propre comme un sou neuf, il n’y avait rien à lui reprocher et ses rivaux rageaient de n’avoir, comme au judo, par où l’attraper. 

Comble de la chance pour ce candidat né avec une urne bourrée de bulletins à son nom, il avait pour principal concurrent un homme d’affaire suspecté de faits de corruption qui n’a été sorti de prison, pourrait-on croire, que juste le temps de l’aider à prendre possession du palais de Carthage. L’examen de passage consistait à passer entre les gouttes. Il y arriva comme s’il avait été un photon. 

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Une fois dans la place, à la table de convives qui avaient l’air de s’entendre comme larrons en foire et qui se gaussaient de lui en cachette, le béni des urnes dissimulait difficilement son désappointement. Qu’est-il venu faire dans cette galère ?  Il savait avant de venir que son statut serait celui d’un invité de marque tenu au rôle de spectateur et en souffrait en son for intérieur, mais il piaffait d’impatience de renverser la table. L’œil rivé sur le thermomètre de l’humeur populaire, il attendait qu’une partie significative de l’opinion publique montrât son ras-le-bol pour passer à l’acte.

Il savait depuis le départ ce qu’il voulait, mais ne pouvait s’en ouvrir aux autres au risque de les voir sauter au ciel avant de lui tomber dessus. Il n’ignorait pas que la Constitution tunisienne ne laissait que des pouvoirs honorifiques au président de la République quand il n’était pas soutenu au parlement par un parti solide ou une coalition cohérente. 

Winston Churchill n’avait pas tort d’affirmer que la démocratie était le système politique le plus mauvais, mais qu’il n’en connaissait pas de meilleur. Ce système a en effet un talon d’Achille, un point faible qui peut le paralyser à l’instant où le peuple vote pour un président appartenant à un camp politique (ou sans) et des députés appartenant au camp opposé. 

Cela s’est vu en France avec la « Cohabitation » sous Mitterrand (un président de gauche avec une majorité de droite au parlement) et Chirac (le contraire), et aux Etats-Unis chaque fois qu’un président démocrate s’est retrouvé avec un Congrès à majorité républicaine ou l’inverse. Dans ces cas, les présidents devenaient des « légumes trônant au sommet d’un plat de couscous » comme on aime à dire au Maghreb, c’est-à-dire compter pour du beurre.

Le président tunisien a probablement trouvé une référence dans l’expérience de Charles de Gaulle qui, en 1958, avait mis fin au règne du « partisme » sous la Quatrième république, et ramené le centre et les manettes du pouvoir à l’Elysée. Kaïs Saïed souhaite les ramener au palais de Carthage. 

C’est cela son défi, son programme secret, son problème, et c’est là que réside le sens du demi-coup d’Etat qu’il vient d’opérer après avoir refusé la prestation de serment de membres du gouvernement nouvellement nommés, ce qui ne leur permit pas de prendre leurs fonctions, et d’user de ses prérogatives de chef des forces armées pour interdire aux députés l’accès au parlement.

La Constitution tunisienne de 2014 a bien fonctionné sous Béji Caïd Essebsi car il disposait d’un parti solide (qui ne lui a pas survécu) et d’une coalition confortable au parlement. La « faute » aujourd’hui ne vient pas de la Constitution, mais de l’électorat et de la classe politique qui n’ont pas réfléchi aux conséquences de l’élection d’un président ne disposant pas d’un parti majoritaire. Le blocage institutionnel était assuré. 

En fait le problème est plus complexe. Il n’est pas tunisien, mais inhérent au système démocratique lui-même, et plus exactement à la théorie de la séparation des pouvoirs qui, à l’usage, s’est avérée plus fictive que réelle.  Dans la réalité des choses, le pouvoir exécutif ne peut pas être séparé du pouvoir législatif. L’un et l’autre doivent émaner du même bord politique et défendre les mêmes intérêts, sinon le système ne fonctionne pas. Le premier n’a d’autre façon de faire que de traduire le programme politique sur lequel il a été élu en projets de lois, et le second (quand la majorité des députés ont été élus sur la base du même programme) est obligé de les voter. Exercer le pouvoir est chose impossible sans les deux.

L’idée à la base de la réflexion de Montesquieu était cohérente : le peuple souverain crée un lieu où siègent ses représentants pour diriger les affaires communes. C’est le parlement, où s’exerce le pouvoir législatif qui a pour rôle de capter les volontés du peuple et de les exprimer dans des textes de lois spécialisés.

Mais pour transférer le contenu de ces lois dans le monde du réel, de la vie sociale, il faut une équipe dont la mission serait de réunir les conditions de leur mise en pratique à travers des institutions, des structures, des moyens collectifs et des politiques publiques. C’est le pouvoir exécutif qui a fini par prendre les proportions de l’Etat. 

Le parlement contrôle l’exécutif pour s’assurer que les intérêts du peuple sont bien défendus et les moyens bien utilisés et le sanctionne au besoin en le renvoyant, mais ce n’est pas assez pour garantir l’intérêt public et pallier au risque de l’abus de pouvoir quand on en a trop. Il faut des contre-pouvoirs indépendants des deux. On convint de la nécessité de désigner un bloc d’hommes de loi, le pouvoir judiciaire, chargé de contraindre tout le monde au respect des lois faites « au nom du peuple » et mises en œuvre par l’Etat. 

Dans la réalité, le pouvoir exécutif ne peut rien faire sans le pouvoir législatif. Ils ne peuvent pas être « séparés », et encore moins rivaux, mais doivent travailler ensemble, être unis, soudés, procéder du même esprit et tendre aux mêmes buts. Le pouvoir judiciaire, lui, n’est pas tenu à cette « unicité », mais s’il devient absolument « indépendant », il pourrait à son tour abuser de sa position et échapper au contrôle, ce qui nuirait au bien de tous.

La Tunisie est en crise parce qu’elle a dérogé à cette articulation et commis une double distorsion : l’une à l’intérieur du pouvoir exécutif (formé d’un président de la République élu par le peuple mais sans pouvoirs réels, et un chef de gouvernement désigné par le parlement et responsable devant lui seul), et entre le président et le parlement qui s’entravaient l’un l’autre autant que possible. Faute de coopération, l’attelage tunisien s’arrêta au milieu du gué, ne pouvant ni avancer ni reculer, tandis que les problèmes économiques et sanitaires s’accumulaient, menaçant de déclencher une révolution.

La démocratie est affaire de culture, plus que de mécanique juridique. La culture sociale et politique des Maghrébins est imperméable à l’idée qu’un président de la République ou qu’un roi ne détienne pas des pouvoirs réels.  Pour eux c’est un non-sens : « Un chef est fait pour « cheffer !» » selon la formule de Jacques Chirac qui est toute de bon sens. Comment sortir de ce conflit ? Il n’y a pas trente-six solutions mais deux :

1) Le président laisse la Constitution en l’état. Le parlement retrouve ses attributions. Les partis de la coalition n’accepteront pas un gouvernement nommé hors de ce qu’édicte la Constitution, et ils pourraient aller jusqu’à engager une procédure en destitution contre lui, voire le poursuivre pénalement ainsi que les y autorise la Constitution.

2) Tout le monde accepte de passer l’éponge sur le demi-coup d’Etat et accepte d’aller de l’avant pour réparer le dysfonctionnement et veiller à ce qu’il ne se reproduise plus. Président et partis représentés au parlement s’entendent sur une réforme constitutionnelle visant à trancher définitivement entre un régime parlementaire dans lequel le président de la République est élu par le parlement, et un régime présidentiel à l’américaine ou semi-présidentiel à la française, où les pouvoirs seraient équilibrés et cohérents même en situation de « cohabitation ». Le peuple en décidera par voie référendaire. S’il entérine la réforme, des élections générales sont organisées pour réinitialiser le système et repartir d’un nouveau pied. 

La chance ne sera d’aucun secours dans la phase actuelle car elle agit sur les individus, pas sur les collectivités.

Auteur
Nour-Eddine Boukrouh

 




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